Michel Leter
Notes sur les résistances heuristiques à l'herméneutique du néo-kantisme
© Presses du centre de recherches heuristiques, 1996.
1.Dans nos précédentes études critiques sur l'herméneutique1, nous avons mis en évidence les impératifs qui ont conduit les herméneutes à passer sous silence le versant juif du mouvement heuristique de laïcisation qui définit la modernité.
Or, ce n'est pas seulement l'occultation de la sécularisation juive qui empêche la pensée contemporaine de renouer avec l'heuristique mais aussi la caricature du positivisme et du néo-kantisme présentée par les herméneutes.2.Adorno et Horkheimer évoquent l'inversion progressive de l'Aufklärung et le renversement de la raison en positivisme. Ce faisant, ils s'autorisent une surprenante économie des résistances opposées par le néo-kantisme de l'école de Marbourg à cette inversion et de l'engagement anti-totalitaire des positivistes viennois (par la social-démocratie du positivisme juridique).
La référence à L'école de Marbourg eût ruiné la thèse de l'inversion dans la mesure où son mot d'ordre était « comprendre Kant, c'est le dépasser » .
3.Dans ses Théorie et pratique, études de philosophie sociale, Habermas croit reprendre la distinction aristotélicienne entre pratique et technique - qui nous l'avons vu est résolue par l'eurèsis. Selon Habermas le positivisme favorise la substitution de la technique à l'action rationnelle et critique. Or, les écrits politiques de Popper et de Kelsen, pour ne citer qu'eux démontrent tout le contraire. L'erreur d'Habermas est de croire que la pratique émancipatrice se joue contre la technè. En heuristique l'affirmation du primat de la pratique ne s'oppose pas à la technique.
4. Dans Connaissance et intérêt, Habermas entreprend d'inscrire les pratiques de Marx dans l'herméneutique propre aux Geisteswissenschaften. Il taxe de positivisme, sans définir le terme, la résistance de Freud et Marx à Dilthey : « Pour démontrer la scientificité de son analyse, Marx a toujours fait valoir son analogie avec les sciences de la nature. Nulle part il ne laisse entendre qu'il a révisé son intention première, suivant laquelle la science de l'homme devait former une unité avec la science de la nature : « Les sciences de la nature comprendront plus tard la science de l'homme autant que celle-ci englobera les sciences de la nature : il y aura une seule science.
Cette exigence, déjà teintée de positivisme, d'une science naturelle de l'homme est étonnante2
[...]
Marx n'a pas développé cette idée de la science de l'homme, il l'a même désavouée en assimilant la critique à la science de la nature3 ».5. En critiquant le positivisme de Mach sous prétexte que la « priorité réflexive du sujet connaissant sur les objets y apparaît [...] comme une régression4 », Habermas entend dénoncer la prétendue opposition scientiste entre la théorie de la connaissance (issue du kantisme) et la théorie de la science (positivisme). Or, le néo-kantisme de l'école de Marbourg a justement consacré l'essentiel de ses efforts à la définition d'une articulation heuristique entre théorie de la connaissance et théorie de la science.
C'est Hermann Cohen dans sa Logik der reinen Erkenntnis qui a sans doute le mieux mis en évidence le lien heuristique qui unit la philosophie laïque des limites de la connaissance à la théorie de la science, en faisant de la fonction mathématique et du calcul infinitésimal l'emblème de l'infinitude des applications heuristiques.6. Au néo-kantisme embarrassant de Marbourg, Habermas préfère visiblement le néo-kantisme de l'école de Baden (Rickert, Windelband, etc.) : « Rickert a été le premier à tenter de saisir avec une certaine rigueur méthodologique le dualisme des sciences naturelles et des sciences de la culture. Afin de faire place aux sciences humaines pour lesquelles Dilthey venait de conquérir le statut de connaissance critique, il a limité la prétention inhérente à la critique kantienne de la raison, au seul domaine de validité des sciences nomologiques5. »
7.Or, on le sait Rickert en énonçant ce dualisme emboîte le pas à son collègue Windelband. Si l'on prend la peine de se référer à sa version originale, le dualisme de l'école de Baden ne correspond pas terme pour terme au dualisme de Dilthey puisque Windelband au lieu de sciences de l'esprit parle de sciences historiques (et Rickert de sciences de la culture).
Windelband ne prononce pas un divorce entre les deux catégories. Il fonde simplement leur distinction sur des critères heuristiques en ce que les sciences naturelles cherchent des lois générales (elles sont désignées par Windelband comme "nomothétiques") et que les sciences historiques cherchent des faits particuliers (elles sont désignées comme "idiographiques").
Enfin la philosophie de Windelband se distingue tant de la généalogie que de l'herméneutique par la place qu'elle accorde aux problèmes axiologiques. Windelband retient pour critère heuristique la valeur de connaissance d'une science qui diffère selon qu'elle relève du nomothétique ou de l'idiographique.8. Le néokantisme de l'école de Baden, en dépit de la division qu'il établit entre sciences de la nature et sciences de la culture résiste à la monologie herméneutique, et c'est ce qui attire une fois de plus les critiques d'Habermas : « Le chercheur en sciences humaines n'entre pas en communication "à l'oeil nu" avec ces objets [ceux de la culture]. Il les soumet inévitablement aux rapports, aux valeurs qui structurent sa propre situation culturelle ; il est par conséquent obligé d'établir une médiation entre les rapports aux valeurs déterminantes pour la méthode, et ceux qui sont déjà effectivement en place dans l'objet préalablement constitué. Rickert n'avait pas vu que cette médiation était un problème herméneutique6.»
Or, c'est en connaissance de cause que Rickert rejette la médiation herméneutique. La philosophie des limites de Rickert ne peut être confondue avec la tradition diltheyienne en ce qu'elle s'oppose tant à la philosophie de la vie de Dilthey qu'au modèle phénoménologique de la conscience qui vise à la constitution des structures au sein de la chose même.9.Il apparaît que pour Rickert comme pour Windelband, la distinction entre sciences naturelles et sciences historiques de la culture relève d'une différence de méthode (critère heuristique) : tandis que les sciences de la nature constituent leurs concepts à partir d'une généralisation des objets en termes de lois, les sciences historiques procèdent à partir d'une individualisation de leurs objets en termes de valeurs.
La théorie de Rickert contribue à la formation du courant de l'individualisme méthodologique selon lequel l'historicité de la culture découle en dernière instance de valeurs élaborées à partir des actions et des créations mises en uvres par les individus dans le registre de la culture.
C'est en ce sens et non celui de l'herméneutique que la parole poétique a son histoire. L'individualisme méthodologique est ce qui réconcilie par son schème l'uchronie poétique et l'histoire.
En ce sens, et à l'instar de l'anthropologie d'Humboldt, le néo-kantisme, à travers Rickert, est fondateur du sujet heuristique.10. Curieusement les libéraux en sont restés à Locke et Hume, et n'ont pas tiré les leçons politiques et économiques de la correction kantienne apportée à l'empirisme. Il faudra attendre le Juif autrichien Kelsen pour que l'empiro-criticisme infléchisse la pensée politique. Ce qui nous intéresse particulièrement ici c'est que Kelsen hérite de Vaihinger qui dans sa philosophie du "comme si" élabore une théorie du concept conçu heuristiquement comme une fiction créatrice. Cette philosophie qui aurait dû connaître une postérité littéraire a trouvé sa plus brillante application dans la théorie du droit démocratique de Kelsen.
Pour Kelsen le système juridique est un ordre autonome de contraintes qui possède une structure hiérarchisée. Les évaluations juridiques se font non pas en fonction d'une norme fondamentale ou d'un principe de droit absolu, mais en fonction d'hypothèses qui se présentent comme des fictions heuristiques (par exemple telle ou telle constitution, Kelsen étant l'auteur de la première constitution de la république autrichienne) validant le système et permettant sa transformation. Sans heuristique, il n'est pas possible de démontrer la validité des lois. Tout état pour Kelsen présuppose donc un concept juridique et non l'inverse.11.En se fondant sur Kelsen, deux types d'économie des savoirs, et partant d'éducation, sont envisageables : Le premier est celui de l'autonomie, où les destinataires des normes en sont aussi les auteurs; le second est celui de l'hétéronomie, où les citoyens sont soumis à des normes produites par d'autres.
12. L'heuristique ne méconnaît pas les lois de la nécessité sociale, mais l'homme étant un animal politique, elle est contrainte d'admettre l'individu non pas tant comme vérité mais méthodologiquement à la façon de Schumpeter. C'est aussi, vis-à-vis du sujet, la démarche de Kant avec le subjectivisme méthodologique de l'impératif catégorique, dont le philosophe a heuristiquement besoin pour fonder la loi morale.
13.Autonomie, heuristique, subjectivisme méthodologique, tel pourrait être également dans les sciences humaines, pour peu que l'on cesse de dissimuler honteusement leurs aspects économiques et politiques, le trident d'une résistance à la monologie herméneutique.
1. Observations sur le conflit heuristique du laïque et de l'herméneutique chez les penseurs juifs, Patristique de l'herméneutique littéraire ou naissance du mythe de l'uvre ouverte et Contre Ricoeur: remarques linguistiques sur la soi-disant herméneutique freudienne, publiés aux Presses du centre de recherches heuristiques.
2. J. HABERMAS, Connaissance et intérêt, Gallimard, 1976, p. 79.
3. Idem, p. 96.
4. Ibid., p. 117.
5. J. HABERMAS, "Le dualisme des sciences naturelles et des sciences humaines", in Logique des sciences sociales et autres essais, PUF, 1987, p. 10.
6. Ibid. p. 24.