Michel Leter
Pour une heuristique générale, fragments de 1994
© Presses du centre de recherches heuristiques, 1998.
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Ce fut à l'occasion d'un article publié contre la réquisition des artistes pour la "concélébration" Naissance d'une nation, qui fut donnée à Valmy en 1989, que nous avons abordé la question heuristique.
Nous y affirmions, contre la montée généalogiste du "culturel", la nécessité d'une éthique formatrice de la culture - d'une Bildung, comme eût dit
Guillaume de Humboldt.
Cet article a été publié, sous l'exigeante férule d'Henri Maccheroni, dans cette même Correspondance littéraire où, en 1986, avait été édité l'appel de Jean-Pierre Faye marquant la fondation de l'Université Européenne de la Recherche, sur le site de la Montagne-Sainte-Geneviève. Les rencontres suscitées par la diffusion du texte nous ont aidés à redéployer cette notion d'heuristique qui a toujours été confinée au domaine des sciences dures alors qu'elle est foncièrement indisciplinaire. L'idée d'une heuristique littéraire prenait corps et nous tentions de l'historiciser.
Ce saut donna lieu à un cycle de recherches abrité par le Collège International de Philosophie, qu'inaugura un séminaire intitulé Théorie de l'heuristique littéraire (1991). Cette mise à l'épreuve a nourri notre thèse, L'autonymie dans la poésie française : introduction à l'heuristique littéraire, laquelle - dirigée par Michel Deguy - a été soutenue (prématurément ?) en janvier 1994, à l'université Paris 8.
Ce questionnement sur la possibilité d'une heuristique générale s'est poursuivi, à la faveur d'un second séminaire donné au Collège, Le beau, le vrai, le bien dans l'art contemporain (1992), organisé en lien avec la galerie Alessandro Vivas dont nous partagions alors la direction artistique.
En envisageant les deux versants, poétique et plastique, de cette esthétique nous n'avions pas seulement pour ambition de redéfinir les conditions d'une critique littéraire et d'une critique d'art mais, avec pour horizon une philosophie pratique, de réarticuler la dimension politique de la liberté humaine aux actes de création plastiques et poétiques.Dès lors, l'heuristique générale pouvant être définie comme une critique rationnelle du systématisme herméneutique qui régit les sciences de l'homme, nous n'aurons pas abordé notre séminaire Éducation nationale et liberté : une approche heuristique (1994), en définissant l'éducation nationale comme un système "français" qu'il conviendrait ou non de réformer ou d'abolir mais comme un des termes démocratiques du rapport ontologico-économique du savoir à la liberté.
Car la pratique du poème, la pratique de la peinture, dès lors que, relisant la Wissenschafslehre de Fichte, on conçoit que l'être et la liberté trouvent leur unité dans le savoir (l'acte libre n'étant plus exclu de l'ontologie), se trouvent directement confrontées au politique comme forme de l'autonomie.Les heuristiques littéraires, esthétiques et politiques appellent donc à la constitution d'une heuristique générale.
Or, l'essentiel nous fait encore défaut, à savoir une théorie heuristique de la valeur. Une telle théorie fonderait une non-discipline susceptible de regrouper les travaux des chercheurs qui refusent de penser par bulles. Nous avons appelé heuristique cette abduction indisciplinaire à la faveur de laquelle l'acte critique et l'acte créateur s'instituent mutuellement - tandis que l'herméneutique, méthode reine en sciences humaines, les dissocie encore, voire les oppose (il ne suffit pas qu'Heidegger et Gadamer, contre Dilthey, décrète que l'herméneutique n'est pas une méthode pour qu'on puisse faire l'économie de cette réalité).L'heuristique a vocation à constituer elle-même une manière de discipline des disciplines, à l'instar de ce que fut, naguère, l'épistémologie et, jadis, la métaphysique. Partant, la normalisation propre à l'économie herméneutique de la recherche - combinée à l'opacité des processus universitaires de cooptation et aux phénomènes de "clonage" intellectuel qui sont de règle dans les actuelles communautés de recherche - nous condamnent à parcourir les disciplines sans exceller dans aucune.
Ainsi notre thèse de Lettres de 1994, qui introduisait à l'heuristique littéraire, après avoir été refondue pour répondre à la question "Qu'est-ce qu'une connaissance littéraire ?", sera-t-elle prolongée par une thèse d'histoire de l'art (Histoire de la peinture française de 1966 à 1982). Ce premier ensemble mis en perspective par une thèse de philosophie traitant de la double institution - herméneutique et heuristique - des sciences de l'homme (Les limites heuristiques de l'herméneutique et l'institution des sciences humaines). Enfin, le tout ne tiendra que par sa clef de voûte, qui pourrait être une thèse d'économie, mais tout aussi bien de sociologie, d'anthropologie, d'axiologie ou d'éducation comparée, son seul invariant étant le titre : Prolégomènes à une théorie heuristique de la valeur.
Critique de l'herméneutique
Proposition 1.
L'herméneutique est sans histoire puisqu'elle n'est compréhension, interprétation que du donné, ignorant ainsi la nécessité qui fonde le possible. L'herméneutique n'a pas de projet, elle confond la liberté avec l'appréhension.
Scolie 1
Pourtant, tout au demeurant laissait entendre que la philosophie - vertébrée par l'herméneutique - aurait replacé la poésie au centre de ses préoccupations. Le divorce consommé par Platon et confirmé par les penseurs du Moyen Age - comme en témoigne la condamnation empruntée de la poésie prononcée par Abélard, qui pourtant fut lui-même poète (Cf. son Planctus et l'étonnant Poème adressé par Abélard à son fils Astralabe1), aurait trouvé un terme. La poésie ne serait plus au ban de la cité philosophique. Mieux, dans l'utopie des herméneutes, elle reviendrait en gloire, vicariante du sacré. A partir de la séparation des Geisteswissenschaften et des Naturwissenschaften opérée par Dilthey - et à laquelle Bachelard ne voudra se soustraire - la poésie, dépouillée de son fondamental versant didactique, s'est en fait trouvée instrumentalisée par la philosophie. On sait les dommages causés par la poématisation philosophique et on peut mesurer son impact sur la critique littéraire : il n'est plus possible aujourd'hui de lire polysémiquement un texte, sans faire allégeance à l'ordre herméneutique de la critique.
L'univocité méthodologique des sciences humaines en général, et de la critique littéraire en particulier, nous condamne à envisager les évidences de l'interprétation à la manière dont Platon abordait les universaux, à savoir selon une aporétique.
Sur le versant littéraire de l'heuristique, cinq apories cardinales nous dissuadent de nous appuyer ad usum sur la méthodologie interprétative de la critique littéraire. La première aporie est constituée par la monologie herméneutique ; la deuxième par l'exclusion du jugement, qui paradoxalement fait pencher la "science de la littérature" vers une néo-dogmatique ; la troisième aporie réside dans la séparation universitaire de la pratique critique et de la pratique poétique ; la quatrième dans le divorce de la critique et de l'esthétique ; et la cinquième, qui en est la somme, tient au fait qu'en se bornant à la méthode herméneutique, la critique littéraire ne retient que le donné contingent des textes à l'exclusion de leur nécessité (que seule une pratique heuristique serait à même de construire). C'est en sortant du strict ars interpretandi (qui en fait depuis Heidegger et Gadamer n'en est plus un), et en le subordonnant téléologiquement à l'ars inveniendi d'une heuristique, que la critique littéraire, ne se bornant plus à mettre en scène les textes, serait à même de défricher les lieux de leur invention.L'histoire récente des sciences sociales peut se résumer à une triple défaite : celle de Marx, de Freud et de Dewey, et à une herméneutisation inexorable de leurs doctrines. Il en va jusqu'aux défenseurs de la onzième thèse sur Feuerbach de Marx tel Ernst Bloch, qui ont dû se résoudre paradoxalement à ranger leur philosophie sous la bannière herméneutique.
L'école de Francfort s'est chargée d'herméneutiser le marxisme et le freudisme (rejoint sur Freud par Ricoeur). Rorty entreprend - avec succès dans l'hexagone - une herméneutisation du pragmatisme.
Si l'Organon fait une si petite place à l'interprétation c'est que, chez Aristote, celle-ci est subordonnée à l'eurèsis qui est technè de la découverte. Or, cette eurèsis a été traduite en rhétorique latine par le mot inventio, qui est le moment initial du rapport au texte, suivant la dispositio et l'elocutio. L'ars inveniendi codifiera à partir de la logique stoïcienne cet aspect d'une heuristique générale (qui inspire aussi les traités spécifiquement heuristique que sont l'Ars Magna de Lulle et le De Arte combinatoria, le premier traité de Leibniz).
Nous avons la faiblesse de trouver excellente la traduction d'eurèsis par inventio. Car c'est elle qui nous autorise à opérer un premier rattachement de l'heuristique à la critique littéraire, puisque, comme l'Organon et la Rhétorique le montrent, l'eurèsis fut bien d'essence littéraire avant de nourrir la réflexion mathématique.
Eléments pour définition de l'heuristique
Selon Georges Polya « tel était le nom d'une science assez mal définie que l'on rattachait tantôt à la logique tantôt à la psychologie [...] Elle avait pour objet l'étude des règles et méthodes de la découverte et de l'invention2 ».
Occultée en sciences humaines par le développement monologique de l'herméneutique, l'heuristique est restée cantonnée aux sciences de la nature.
Nous avons tenté de la réintroduire dans l'horizon épistémique des sciences de l'homme par le biais de ce qui lui semble a priori le plus étranger : la critique littéraire.
L'heuristique s'identifie d'abord à l'ars inveniendi, avec les stoïciens puis avec Lulle et Ramus, et à l'ars combinatoria avec Leibniz.
Mais le néologisme d'heuristique n'apparaît pas avant Baumgarten, qui le forge en latin dans son Aesthetica (1750). Le fait que le concept d'heuristique soit né sur le versant esthétique de la philosophie et non sur son versant logique est à nos yeux déterminant dans la constitution, dans la forme de l'esthétique transcendantale de Kant, et dans sa conception même de la scientificité, où les heuristische Fiktionen occupent une place que le néo-kantien Hans Vaihinger mettra en lumière.
Il faudra finalement attendre le grand Bolzano pour que le terme soit introduit en mathématique (Wissenschaftslehre, 1837), même si l'on peut considérer avec Polya que la notion est déjà sous-jacente chez Pappus.
A la faveur de la constitution de l'abduction Peircienne, l'heuristique se déploie comme logique de la découverte.
La constitution de "l'intelligence artificielle" va apporter à la notion d'heuristique une fortune sans précédent. Avec Herbert et Simon (1972), l'heuristique entre dans la théorie des General Problem Solvers. Dans le domaine de l'IA, nous pouvons aujourd'hui définir les heuristiques, avec Jean Petitot (1992), comme des « règles non systématiques qui permettent de se débrouiller dans des situations où la systématisation n'est pas performante3 ».
Comme nous l'avons souligné précédemment, la dimension opératoire des heuristiques (résolution des problèmes) est, historiquement, indissociable d'une dimension littéraire et critique. Si l'heuristique est aujourd'hui cantonnée à l'ancien territoire des sciences de la nature, c'est qu'elle y a été rejetée par les généalogistes des sciences humaines. Or, le "remembrement" qui accompagne l'émergence des sciences cognitives (sans préjuger de leur validité) dans le champ des humanités nous convie, pour le moins, à repenser l'économie des savoirs.
Lalande, dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, réduit l'heuristique à la recherche de documents en histoire. Dans une perspective heuristique, l'histoire est métadisciplinaire. Elle vise, dans chaque discipline, à critiquer tout discours systématiquement axiomatique ou déductif qui passe à la synthèse avant même de s'être soumis à l'épreuve de l'analyse.
Mais c'est dans le domaine économique que la théorie de la valeur heuristique doit connaître l'impact le plus précis, comme outil critique tant du marxisme que du libéralisme, fondés tous deux sur les mêmes concepts (valeur d'échange et d'usage d'Adam Smith). Ce projet se veut révolutionnaire, sans la démagogie et l'hétéronomie qui sont - hélas ! - attachées de nos jours à ce terme, mais d'une révolution qui subordonnerait la pratique de la transformation sociale à une axiologie de la connaissance. Car, dans ce qu'il était convenu d'appeler l'économie politique et les sciences de l'éducation, c'est bien à une théorie heuristique de la valeur que tout chercheur conscient de la nécessité d'une transformation sociale doit aboutir. Ainsi l'heuristique en économie politique prendra-t-elle la forme d'une critique de l'économie des savoirs.Une telle solidarité entre l'heuristique et l'économique n'est recevable
qu'à la condition d'historiciser le concept d'idéologie. Ainsi nous militons pour que des propositions semblables à celles de Destutt de Tracy - qui dans la foulée de Locke et de Condillac pose que « L'idéologie est une partie de la zoologie4» - ne soient plus rangées par les généalogistes au rayon de "l'archive" (Cf. la caricature que Foucault donne des idéologues dans Les Mots et les choses). La notion n'est plus guère évoquée aujourd'hui que dans le discours convenu sur "la mort des idéologies". En deçà de cet usage galvaudé, on oublie que l'idéologie a permis le renouveau philosophique français des années 1820... à telle enseigne que le seul idéologue que nous lisons encore n'est autre que Stendhal. On comprend que Foucault ait voulu ravaler l'idéologie à l'indignité de « dernière des philosophies classiques5 » : reconnaître la position fondatrice du courant de pensée dominé par les physiocrates et les idéologues reviendrait à admettre l'idée d'une correction de l'institution herméneutique des sciences humaines (archéologie allemande : Schleiermacher, Dilthey...) par son institution heuristique (archéologie franco-allemande : Baumgarten, Kant, le Schleiermacher de la Dialectique, les économistes Cantillon et Quesnay - qui ont formé la pensée de Smith - Destutt de Tracy, Condorcet...).
Comme exemple de représentation classique d'une science impossible, Foucault se réfère à cette proposition de Destutt de Tracy que nous avons déjà évoquée et qui témoigne de son ambition de subsumer l'idéologie dans la zoologie : «[ Destutt de Tracy, Eléments d'idéologie, cité par Foucault]"On n'a qu'une connaissance incomplète d'un animal, si l'on ne connaît pas ses facultés intellectuelles. L'idéologie est une partie de la zoologie, et c'est surtout dans l'homme que cette partie est importante et qu'elle mérite d'être approfondie". L'analyse de la représentation, au moment où elle atteint sa plus grande extension, touche par son bord le plus extérieur un domaine qui serait à peu près - ou plutôt qui sera, car il n'existe pas encore - une science naturelle de l'homme6.»
Or, cette naturalisation des sciences humaines, loin d'être une chimère,
n'anticipe-t-elle pas le projet actuel
des sciences cognitives ?
La critique des "représentations" épistémiques engagée par Foucault n'est pas plus innocente que n'importe quel programme de recherche. La valorisation des monologies généalogique et herméneutique des sciences humaines ne vise qu'à vérouiller un circuit économique dans les instances de la recherche française en utilisant l'arme du monopole d'Etat. Plus généralement, le circuit économique de l'université ne tient que parce que la division disciplinaire du travail permet une "démultiplication" (pour reprendre un concept utilisé par Schumpeter) des produits bruts (subventions en France et dans les autres pays totalitaires ou investissements privés dans les pays libres). Si l'idéologie de Destutt de Tracy effarouche nos fonctionnaires du savoir, l'idéologie ne se distribue pas contrairement à ce qu'avance Goetz en « neuf disciplines7» mais, dans la mesure où il convient, plutôt que d'interpréter abusivement leur auteur, de suivre Destutt qui l'appréhende comme « histoire » et «application de nos moyens de connaître8» donc en tant qu'heuristique appliquée. Le projet d'heuristique générale et méta-disciplinaire de Destutt de Tracy se décompose en trois sections, elles-mêmes tripartites, sur le socle desquelles les disciplines sont métalinguistiquement et heuristiquement refondées. Dans la deuxième section, Destutt de Tracy (à l'instar du jeune Balzac philosophe écrivant Le Traité de la volonté) fait reposer de façon étonnamment actuelle l'économie sur une intentionnalité et une pragmatique, puisque cette section est ainsi sous-titrée : « Application de nos moyens de connaître à l'étude de notre volonté et de ses effets, en trois parties9 » : Dans ce cadre, l'économie est pragmatiquement définit comme la discipline de l'action : « De nos actions, ou ..... ÉCONOMIE10 ». Chez Destutt de Tracy le concept d'économie possède une extension comparable à ce que, depuis Peirce, nous appelons le pragmatisme.
A noter que l'économie n'est pas cette hydre que les sociologues français diabolisent (tout en vivant sur la bête et en se gardant bien de cultiver le bénévolat) mais dessine le champ pragmatique. La stigmatisation de l'Amérique n'a pas d'autre fonction que de défendre les privilèges menacées de ces mêmes "chercheurs" (lisez militants). Adopter une attitude scientifique - soyons plus modeste, ne serait-ce que circonspecte - supposerait
a) d'admettre la filiation française de la pensée libérale anglo-saxonne - le "tournant libéral" (Dupuy) de la pensée française n'est, dans cette optique, qu'un juste retour des choses. On n'oubliera pas qu'Adam Smith est impensable sans Cantillon et Quesnay et que la pensée politique de Jefferson mûrit dans l'environnement intellectuel des idéologues - « L'homme des deux mondes que je respecte le plus11 » dira Destutt de Tracy de Jefferson pour qui il écrira, en 1811, son Commentaire sur L'Esprit de lois de Montesquieu.
b) Si, dans la même optique, on se souvient que le renouveau philosophique français, au XVIIIe, s'inscrivait déjà dans la filiation anglo-saxonne, on relativisera l'événement que représente la découverte tardive (mieux vaut tard car on ne risque plus rien) de la philosophie analytique par les Français (pour méritoires que soient les efforts de Pascal Engel à cet égard).
c) Enfin, la conscience historique de cette communauté de destin entre les philosophies française et anglo-saxonne doit nous préparer à admettre à côté de l'institution herméneutique des sciences humaines outre-Rhin une autre institution - heuristique - des sciences humaines portée, entre autres, par les "physiocrates" et les "idéologues".
Prolégomènes à une théorie heuristique de la valeur
Proposition 1.
Si la critique de la valeur se résume, dans telle ou telle discipline, à passer la notion par pertes et profits (songeons à la sociocritique), on n'y reconnaîtra pas tant un triomphe de la modernité que du principe d'entropie mercantile, conduisant à la multiplication des disciplines.
Scolie 1.
Tout se passe comme si la polémologie était la seule science susceptible de fédérer la recherche française. Les laboratoires sont hérissés les uns contre les autres non pas tant par idéal épistémologique que pour la seule défense inconditionnelle qui soient encore considérée, tacitement, comme une valeur : celle des subventions. A la question : le renouveau de l'axiologie est-il condamné parce que le temps des valeurs est révolue ? force est de répondre que c'est l'éclatement des disciplines de l'action en disciplines de l'interprétation rivales qui rend impossible la prise en compte des trois versants solidaires de la théorie
esthétique, éthique et économique
de la valeur.
Les attaques intéressées du clan Bourdieu contre les économistes témoignent de cette mauvaise foi. Dédouanement obligé, il est de bon ton lorsqu'on pratique l'art sociologique de dénoncer l'économie comme une pseudo-science idéologique. La cent dix-neuvième livraison de la revue Actes de la recherche en sciences sociales de Pierre Bourdieu illustre de façon particulièrement éloquente cette tartufferie. Les bourdieuseries pseudo-scientifiques - analyse des correspondances multiples, champ des économistes français au milieu des années 1990 (individus, présentation partielle) ; L'espace des positions (variables actives et supplémentaires) ; L'espace des prises de position (variables supplémentaires)13 - sont censés démarquer l'économie et troquer avantageusement son statut de science contre celui d'idéologie. Le point d'orgue de cette livraison est sans doute L'article de Frédéric Lordon, Le "Désir de faire science", qui eût été remarquable si, dans ce champ du désir, au lieu de viser la seule économie, il eût inclus l'ensemble des "sciences humaines" et en premier lieu la sociologie. L'entreprise sociologique est tout sauf extra-économique. La polémique, dans cette revue financée par la force publique, n'a pas d'autres fonctions que de pérenniser les monopoles crypto-marxistes de la sociologie dans les laboratoires d'État.
Proposition 2.
Dans la dimension heuristique, le partage des territoires du savoir en disciplines n'a pas de valeur opératoire.
Scolie 2.
L'instrumentalisation de la parole poétique, comme l'exclusion de la problématique des fondements au profit de celle des origines, est une conséquence de l'atomisation herméneutique de la connaissance en "disciplines". L'interdisciplinarité tient plus d'un éclectisme
que d'un étalon heuristique.
La Wissenschaftslehre de Fichte s'était donnée pour un système clos de philosophie première, comme fondation de la philosophie théorique et de la philosophie pratique réunies dans un même exposé doctrinaire. L'heuristique générale à la différence du systématisme de la Wissenschaftslehre de Fichte (comme de celle de Bolzano) développe des pratiques qui permettent de penser pratiquement "là où la systématisation a échoué". Sans préjuger de la validité de son protocole de recherche, on notera que c'est parce qu'il n'hésite pas à emprunter les chemins obliques de l'heuristique que Darwin part de la lecture d'un ouvrage d'économie, l'Essai sur le principe de population de Malthus, pour aboutir à sa théorie de l'évolution. Le rapprochement du malthusianisme et du darwinisme n'obéit pas à la chimère de l'isomorphie des sciences mais répond à une indéniable isotopie heuristique.
Loin du rêve scientiste de l'unification des disciplines, l'heuristique générale met en lumière les limites de leurs constitutions. Certes, c'est bien contre le positivisme que Dilthey opère la séparation des sciences, mais pour définir à son tour le domaine de l'esprit comme Wissenschaft, à la manière scientiste. La mode actuelle tend à réduire le positivisme soit à l'arbre scientiste, soit au Cercle de Vienne voire au rameau du "premier Wittgenstein" (que l'insipide second sauverait). Il est bien évidemment plus commode pour les tenants de la monologie herméneutique des sciences sociales de laisser croire que le positivisme a, au début du siècle, déserté le terrain de la société pour mieux négocier son "linguistic turn".
Or, le positivisme n'est pas assimilable au scientisme - notamment le positivisme juridique de Kelsen qui subit la féconde influence de la philosophie du "Comme si" de Vaihinger (conçu comme fondement d'un positivisme idéaliste). La question n'est pas d'élaborer une interdisciplinarité de plus mais de disposer d'un outil critique efficient. Telle est l'heuristique qui parce qu'elle se veut générale - c'est-à-dire irréductible aux disciplines - pourrait représenter une caution contre le relativisme dans laquelle a sombré l'herméneutique. Mais toutefois l'heuristique, contrairement aux "disciplines du sens", ne peut prétendre se constituer comme science. Elle est donc
par essence "indisciplinée".
Les séminaires que nous avons pu diriger sous les auspices du Collège International de Philosophie et les dialogues qu'ils ont suscités ont achevé de nous convaincre que c'était bien, en l'occurrence, la question de la méthodologie des sciences de l'homme, si ce n'est de leur pérennité, qui était posée, en ce que ces "sciences" préconstituent des objets qui, non seulement n'entrent pas dans le champ de l'observation (l'objet société pour la sociologie, l'objet texte pour la critique littéraire) mais encore - dans la sphère de l'agir - ne correspondent ni à la recherche littéraire (celle de l'auteur) ni à l'action sociale (celui du salarié), lesquels supposent toujours une suspension de l'herméneutique.
Proposition 3.
Un système ne peut être du savoir s'il ne peut se dissoudre en tant que système dans sa contre-partie heuristique (alors que la vérification heuristique des preuves est exclue par les sciences de l'homme).
Scolie 3.
En émancipant la recherche littéraire ou l'histoire de l'art de l'économie des disciplines herméneutiques, nous ne prétendons pas abolir la frontière entre sciences de la nature et "sciences de l'homme" et encore moins "naturaliser" les sciences de l'esprit. Au contraire, nous tentons de soustraire l'heuristique (conçue comme application) à la théorie de la connaissance. Fichte, dans sa Doctrine de la science de 1801, entendait déjà réaliser la « fusion de la liberté et de l'être dans le savoir » (titre du paragraphe 12). Observons que, chez Fichte, la raison pratique fonde la raison théorique : le fondement de la connaissance n'est pas "derrière elle" mais "devant elle". La Wissenschaftslehre de Fichte s'inscrit plutôt dans une heuristique que dans un véritable système de la science.
Tout en se plaçant dans la lignée de la Wissenschaftslehre de Fichte, l'heuristique générale tire les leçons de son échec et s'en démarque, par son historicité bien sûr, mais également par son principe (ici la remarquable polarité qu'institue Schleiermacher, dans sa Dialectique, entre heuristique et architectonique peut se révéler féconde bien que ne participant pas d'emblée à la constitution d'objets14).Proposition 4.
L'abduction en heuristique générale repose - du côté de l'objet - sur une morphogenèse et - du côté du sujet - sur l'art de connaître ses formes et la liberté de les actualiser tant linguistiquement (en littérature) que matériologiquement (dans les arts plastiques).
Scolie 4.
Heuristiquement parlant, le matérialisme marxien n'est pas un matérialisme dans la mesure où, contrairement à l'aristotélisme, il n'interroge pas les formes.
C'est sans doute à cet aspect que pense Martin Buber dans Pfade in Utopia quand il juge que le marxisme et le léninisme n'ont rien produit en tant que formes socialistes, en raison de leur étatisme. A cet étatisme Buber opposera l'impératif d'un "sur-État" le (Mehrstaat) et la pratique du kibboutz, qu'il tient pour une forme socialiste en ce qu'il s'est développé de façon non doctrinaire et non systématique (donc abductive et heuristique).
Une réserve de taille nous empêche de nous appuyer sur le matérialisme de Marx, c'est que ce dernier réduit l'énergeia (l'acte créateur, la parole active comme fondation de la propriété) à l'ergon (le travail auquel il réduit l'anthropogenèse).
C'est cette attention heuristique à l'énergeia et non la prétendue garantie de l'identité, mise en exergue dans la Dialectique négative (refusant toute positivité de l'Aufhebung), qui eût pu fonder une théorie esthétique chez Adorno.
D'un point de vu heuristique (et historique...), la critique de l'hégélianisme n'est pas tant postérieure à Hegel (Marx, Adorno, Derrida,...) qu'antérieure au "dernier des philosophes". Cette critique a priori
peut être décelée aujourd'hui :
a) dans la conception fichtéenne du savoir absolu - contrairement à son stérile avatar chez Hegel - qui est heuristique en ce qu'elle lie l'être et la liberté dans le savoir - d'où sa lecture de l'activité humaine comme Tathandlung (acte libre engageant le sujet créateur) et non comme Tatsache (acte réifié en fait).
b) dans la primauté accordée par Guillaume de Humboldt à l'énergeia (l'acte) sur l'ergon (le travail) qui place la poétique de la parole au centre de l'économico-politique.
Proposition 5.
Cette critique de la valeur-travail (qu'Adam Smith et les libéraux avaient imposée en économie et que Marx a repris) rend légitime la question d'une théorie heuristique de la valeur qui permettrait d'éclairer la transition actuelle d'une économie industrielle à une économie des savoirs.
Proposition 6.
L'émergence d'une économie des savoirs - où la notion d'emploi apparaît comme obsolète - ne sera émancipatrice pour le sujet que si elle s'adosse à une éthique et à une politique heuristique de l'éducation.
Proposition 7.
L'heuristique est normative et présente la création de normes non comme une oppression mais comme un des ressorts de la liberté. Dans les arts (étant entendu, il conviendra d'y revenir, que le champ couvert indûment par les sciences dites humaines n'est qu'un sous-ensemble du champ artistique), où se manifestent les heuristiques littéraires, cette liberté n'est pas dissociable de l'autonomie politique dans la mesure où l'homme, et plus encore le citoyen, se définit par sa faculté de se réapproprier une langue par l'énergeia humboldtienne de la parole (que Cassirer a reprise tant dans sa Philosophie des formes symboliques que dans ses écrits politiques puisque c'est en emboîtant, presque titre pour titre, le pas à Guillaume de Humboldt qu'il écrit le Mythe de l'État).
Scolie 5.
L'élaboration d'une philosophie politique fondée sur la critique heuristique de la généalogie et de l'économie actuelle des savoirs doit nous permettre de comprendre pourquoi la recherche dans les sciences humaines est tenue a priori à ce "devoir de réserve" herméneutique.
L'heuristique comme catalyseur de l'être et de la liberté - qui correspond au savoir absolu selon Fichte et que Hegel travestit en philosophie de l'identité absolue - résout schématiquement la généalogie des valeurs.
L'unification fichtéenne des trois critiques avait permis de jeter des ponts entre les disciplines. Mais l'herméneutique allemande des sciences humaines, tout occupée à ferrailler avec Hegel, ne prit pas en compte les voies ouvertes par celui dont Hegel était supposé avoir hérité. L'heuristique générale est aujourd'hui susceptible d'enjamber, d'ignorer ces ponts ou ces chemins qui menaient quelque part, en deçà de leurs frontières, car c'est la forme même des disciplines qu'elle entend mettre en cause.
A partir du moment où l'action n'est plus seulement subordonnée au seul pragmatisme empirique mais est, heuristiquement, en poétique, création, la question éthique de la valeur ressurgit en critique littéraire et dans son économie (aux deux sens du mot).
Proposition 8.
C'est sur la question du sujet, l'heuristique littéraire nous l'apprend, que la transformation heuristique diffère de la transformation dialectique.
Scolie 6.
En effet, si le sujet n'existe pas l'autariat poétique est impensable. Or, l'autariat existe. C'est cette activité du sujet qui doit fonder la propriété, comme Fichte l'affirme dans ce qu'il considérait comme son meilleur livre, L'État commercial fermé (1800), un ouvrage d'économie (qu'il est convenu, après s'être dispensé de le lire, de tenir pour le manuel du protectionnisme nazi).
Rameau en forme de scolie 7.
Fondements politiques d'une économie des savoirs : l'autonomie heuristique de Vaihinger et de Kelsen.Curieusement les libéraux en sont restés à Locke et Hume et n'ont pas tiré les leçons politiques et économiques de la correction apportée par Kant à l'empirisme. Il aura fallu attendre le juif autrichien Kelsen pour que l'empiro-criticisme infléchisse la pensée politique. Ce qui nous intéresse particulièrement ici c'est que Kelsen hérite de Kant par Hans Vaihinger qui, dans sa philosophie du "comme si" (que médita Freud) élabore une théorie du concept conçu heuristiquement comme une fiction créatrice. Cette philosophie, qui aurait pu connaître une postérité littéraire, a trouvé sa plus brillante application dans la théorie du droit démocratique de Kelsen.
Pour Kelsen le système juridique est un ordre autonome de contraintes qui possède une structure hiérarchisée. Les évaluations juridiques se font non pas en fonction d'une norme fondamentale ou d'un principe de droit absolu, mais en fonction d'hypothèses qui se présentent comme des fictions heuristiques (par exemple telle ou telle constitution - Kelsen étant l'auteur de la première constitution de la république autrichienne) validant le système et permettant sa transformation. Sans heuristique, il n'est pas possible de démontrer la validité des lois. Tout Etat pour Kelsen présuppose donc un concept juridique et non l'inverse.
Ainsi deux types d'économie politique des des savoirs, et partant d'éducation, sont envisageables : le premier est celui de l'autonomie, où les destinataires des normes en sont aussi les auteurs ; le second est celui de l'hétéronomie, où les "acteurs" sont soumis à des normes produites par d'autres.
L'heuristique ne méconnaît pas les lois de la nécessité sociale mais l'homme étant un animal politique, elle est contrainte d'admettre l'individu non pas tant comme un en soi mais méthodologiquement, à la façon de Schumpeter. C'est aussi, vis-à-vis du sujet, la démarche de Kant avec le subjectivisme méthodologique de l'impératif catégorique, dont le philosophe a heuristiquement besoin pour fonder la loi morale.
Autonomie, heuristique, subjectivisme méthodologique, seule la prise en compte de ces trois dimensions pourrait permettre à la France - terre "par excellence" de l'hétéronomie - de réconcilier, dans ses enceintes, l'idée d'université et celle de
liberté.
Projet d'unité de recherche
a. Prolégomènes
1 Sous couleur de rigueur scientifique, la distribution universitaire des disciplines obéit à une division salariale du travail en emploi qui exclut généalogiquement la connaissance de l'économique.
2 Or, l'autonomie économique apparaît aujourd'hui comme la condition sine qua non de la démocratie nécessairement politique. S'il est admis - herméneutiquement - qu'il n'y a pas de savoir sans liberté, nos sociétés n'ont pas encore reconnu - heuristiquement - qu'il n'est pas de liberté sans savoir.
3 La montée du "culturel" laisse bien peu de place à une critique et à une praxis que l'heuristique ne peut sans doute relever qu'en devenant générale. La culture monologiquement herméneutique du culturel s'est substituée à la culture herméneutico-heuristique de la Bildung (conçue comme forme de la formation par Humboldt dans sa Theorie der Bildung des Menschen, que nous sommes en train de traduire15).
4 Fondée sur une critique des anciennes approches économiques qui dissociaient, voire opposaient, l'économie au savoir (nous songeons à la critique matérialiste dialectique des valeurs de Marx et à la critique généalogique des valeurs de Nietzsche et de Foucault), l'heuristique générale prendra la forme d'une critique de l'économie des savoirs et reposera comme chez Platon, La Chalotais, Condorcet, Destutt de Tracy, Jefferson, Naphtali Herz Wessely, Fichte, Guillaume de Humboldt, Buisson ou Dewey, sur une philosophie de l'éducation.
b. Définitions
1 Nous nous sommes exprimés sur notre ambition de secouer le monopole de l'herméneutique dans les sciences humaines en introduisant d'autres méthodes de recherches, qui, bien que non modélisables et d'origine littéraire, étaient jusqu'à présent confinées aux sciences "dures". Nous avons regroupé ces pratiques indisciplinaires
sous l'appellation d'heuristique. Le confinement actuel de l'heuristique aux sciences de la nature ne doit pas entretenir la confusion quant à nos intention : loin de vouloir durcir ou naturaliser les sciences de l'homme nous entendons, au contraire, les libérer de toute prétention scientifique et leur restituer le statut d'art qui tient compte de l'impossibilité d'objectiver leurs objets.2 L'heuristique entend, dans les disciplines qui se bornaient à l'interprétation d'uvres (telles la critique littéraire ou l'histoire de l'art), donner lieu à la formation d'uvres, et dans les disciplines qui croyaient pouvoir prendre l'homme pour objet d'interprétation (monologie herméneutique de la sociologie, de l'anthropologie,etc.) subordonner la praxis à l'euresis.
3 Tandis que, jusqu'à présent, toutes les tentatives de dépassement de la pensée systématique et des disciplines se sont faites au nom de doctrines irrationnelles. L'heuristique générale se présente comme une alternative rationnelle aux systèmes et aux disciplines.
c. Propositions 9
1 Le chercheur en heuristique récusera la logique économico-académique qui le conduirait à se cantonner dans une discipline pré-définie (il est donc plus que probable que, pour autant que les politiques du développement d'une économie fondée sur la valeur heuristique ne sont pas réunies, le chercheur en heuristique ne puisse pas être directement rémunéré
pour son activité).2 L'heuristique ne sera en mesure de se développer en milieu universitaire que si elle se déleste des faux-semblants de l'interdisciplinarité. Aussi le savoir philosophique renouera-t-il avec sa forme berlinoise de 1810 et sa forme parisienne du XIIe siècle, celle de l'universitas, qui défend les arts libéraux contre la spécialisation (comme l'université américaine sait encore le faire dans les premières années
de tout cursus).3 Cependant l'objectif initial d'une telle philosophie de l'éducation est de transformer l'organisation universitaire en aboutissant, par exemple en France, à la création d'UFR d'heuristique, au sein desquels l'heuristique, reconnue en soi comme une "matière", réuniraient les esprits soucieux de l'économie des savoirs et non de l'entretien exclusif des "champs", "grilles" et "carrières", ménagés par le circuit économique du "cercle herméneutique", rente que d'aucuns présentent encore comme le produit net d'une activité scientifique.
Scolie 8.
Contrairement à ce que cherche à nous faire croire Feyerabend, armé de son iconoclastie de modiste, ce n'est pas la méthode qu'il faut combattre mais les disciplines, en s'appuyant sur la méthode.
La narration pseudo-heuristique, selon laquelle l'émiettement des disciplines et le renoncement à une théorie transcendantale de la méthode seraient justifiés par la croissance exponentielle du savoir, dissimule mal la prégnance des impératifs économiques de l'académie, qui veut que la diversification des champs soit proportionnelle aux créations d'emplois. Cette pente corporatiste autorise le gel de fiefs économiques au creux desquels les "spécialistes" ne sont pas soumis à la concurrence. Il apparaît que les disciplines ne visent pas tant à organiser les connaissances qu'à ménager des créneaux monopolistiques, échappant totalement au marché(dont ces mêmes herméneutes - toujours prêts à militer lorsque leurs privilèges sont en question - regrettent la soi-disante dictature). Une telle "horreur" des herméneutes pour l'économie permet donc à l'Etat français de régner sur la recherche dite scientifique - qui ne serait pourtant scientifique qu'autonome (par-delà des opinions et des croyances socio-politiques, ce que Guillaume de Humboldt, séjournant à Paris en juillet 1789, avait déjà si bien perçu en écrivant son Essai sur les limites
de l'action de l'État).
Dans ce contexte, on peut douter que les directeurs de l'enseignement supérieur français aient eu pour souci premier l'essor de la recherche. Entre autres la survivance d'une corporation d'ancien régime, celle des agrégés, hypothèque la laïcité (dont un des principes fondateurs - les colbertistes et les jacobins français l'ont oublié - est l'autonomie du grammairien à l'égard de César).
La constante de toutes les politiques d'éducation hexagonales est bien de maintenir cette division du travail pour interdire toute autonomie, au point de vue cosmopolitique, de l'université francaise. Une telle autonomie, condition sine qua non d'une laïcité authentique, serait synonyme de ruine pour les oligarchies qui instrumentalisent aujourd'hui l'État. La France, envers et contre ses révolutions, semble ne pas encore être en mesure de tolérer la concorde de la recherche et de la liberté.
La redistribution des clivages qui brouillent les formes de notre imagination culturelle passe donc par la définition des limites de l'action de l'État. La société civile américaine est largement responsable de la mise en place de son propre système d'instruction publique alors que nous ne concevons pas encore, dans nos provinces, de traduction de la volonté générale sans médiation de l'État - Telle est la fonction remplie par le discours xénophobe "de gauche" essentiellement dirigé contre les "anglo-américains". Cette rhétorique, ne l'oublions pas, fut inaugurée par Vichy après Mers-el-Kébir avant que les staliniens, puis la pseudo-gauche ne la relaie jusqu'à aujourd'hui : l'idée d'une menace anglo-américaine est le seul liant d'une clientèle politique française composée, par le haut, de citoyens qui sont en passe d'émigrer en Grande-Bretagne ou aux USA, et par le bas de chômeurs et précaires qui, tributaires de l'aide sociale,ne sont pas en mesure de traverser la Manche ou l'Atlantique.
Pour autant, il ne s'agit pas de renoncer à toute idée d'éducation nationale.
Car c'est bien ce qui fait défaut au débat sur la réforme de l'éducation nationale, sempiternel à tel point qu'il en devient presque anhistorique, rituel, où l'on confond éducation et enseignement, action et politique, où la laïcité ne semble garantie que par l'intervention de l'État, et où enfin le concept de nation est employé comme un épouvantail à moineaux pérégrins sans que son universalité paradoxale ait été interrogée.
Dans ces conditions, il ne serait pas défendable de limiter notre examen au système baptisé hâtivement éducation nationale. Nous devons prendre l'éducation nationale pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une idée, comme elle est envisagée en éducation comparée. Il ne peut y avoir aujourd'hui de discours sur l'éducation nationale ni a fortiori de proposition de réforme, si ce concept n'est pas questionné dans la possibilité ou non de son universalité.
Cette réflexion aura fourni l'argument du séminaire que nous avons animé, en 1995, au Collège International de Philosophie. Il s'agissait de tenter de jeter une passerelle cosmopolitique entre le moment éducatif et le moment économique des prolégomènes à une théorie heuristique de la valeur.
A la faveur de ce séminaire, nous avions tenté de poser les termes philosophiques et cosmopolitiques du débat sur l'éducation afin de dépasser cette "drôle de guerre" française entre ceux qui ne représentent pas la liberté et ceux qui ne représentent plus la laïcité.
Chemin faisant, nous avions esquissé une nouvelle typologie où les principes de l'éducation nationale (obligation, gratuité, laïcité) n'étaient plus posés au point de vue politique, théologico-dualiste (opposition du gallicanisme à l'ultramontanisme, et du jacobinisme au libéralisme) mais axiologique (au point de vue juridico-moniste, qui est celui, de la laïcité entendue dans sa plénitude cosmopolitique - annoncée par Kant dans son article intitulé Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique et développé par les grands penseurs néo-kantiens et positivistes).
A ce point de vue cosmopolitique et laïque, ce n'est plus l'opposition liberté-étatisme qui règne mais celle de l'autonomie et de l'hétéronomie.
1. Publié par les éditions Klincksieck en 1893.
2. POLYA G., Comment poser et résoudre un problème, éditions Jacques Gabay, 1989, rep. de l'éd. Dunod, 1965, p.93.
3. PETITOT J., "Sciences naturelles de l'esprit" entretien in L'intermédiaire n°21, Bruxelles, 19 mai 1992, p.4.
4. DESTUTT DE TRACY, Éléments d'idéologie I, Idéologie proprement dite, Paris, Vrin, 1970, p.xiii.
5. FOUCAULT M., Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p.255.
6. FOUCAULT M., Op. cit., p.254.
7. GOETZ R., Destutt de Tracy, philosophie du langage et sciences de l'homme, Genève, Droz, 1993, p.19.
8. DESTUTT DE TRACY, Idem, Appendice III, p.434.
9. Idem.
10. Id.
11. Avertissement du Commentaire sur L'Esprit des lois de Montesquieu, réimpression de l'édition de Genève de 1819, Slatkine, 1970.
12. Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1997, Paris, Seuil, p.6 et 7.
13. Idem, p. 10 à 12.
14. Nous développons cet aspect dans notre L'heuristique retrouvée, 3. un rameau perdu de la philosophie allemande : Baumgarten, Kant, Fichte, Schelling, Humboldt, Schleiermacher [1991], Presses du centre de recherches heuristiques, Paris, 1998.
15. Cette traduction sera publiée sous le titre de Théorie de la Bildung, précédée d'un essai intitulé L'heuristique de l'éducation face au culturel, dans la collection "Éléments pour une philosophie de l'éducation nationale", aux Presses du centre de recherches heuristiques.