Michel Leter
Critique de l'herméneutique, propositions de 1994
© Presses du centre de recherches heuristiques, 1998
Proposition 1.
L'herméneutique est sans histoire puisqu'elle n'est compréhension, interprétation que du donné, ignorant ainsi la nécessité qui fonde le possible. L'herméneutique n'a pas de projet, elle confond la liberté avec l'appréhension.
Scolie 1
Pourtant, tout au demeurant laissait entendre que la philosophie - vertébrée par l'herméneutique - aurait replacé la poésie au centre de ses préoccupations. Le divorce consommé par Platon et confirmé par les penseurs du Moyen Age - comme en témoigne la condamnation empruntée de la poésie prononcée par Abélard, qui pourtant fut lui-même poète (Cf. son Planctus et l'étonnant Poème adressé par Abélard à son fils Astralabe), aurait trouvé un terme. La poésie ne serait plus au ban de la cité philosophique. Mieux, dans l'utopie des herméneutes, elle reviendrait en gloire, vicariante du sacré. A partir de la séparation des Geisteswissenschaften et des Naturwissenschaften opérée par Dilthey - et à laquelle Bachelard ne voudra se soustraire - la poésie, dépouillée de son fondamental versant didactique, s'est en fait trouvée instrumentalisée par la philosophie. On sait les dommages causés par la poématisation philosophique et on peut mesurer son impact sur la critique littéraire : il n'est plus possible aujourd'hui de lire polysémiquement un texte, sans faire allégeance à l'ordre herméneutique de la critique.
L'univocité méthodologique des sciences humaines en général, et de la critique littéraire en particulier, nous condamne à envisager les évidences de l'interprétation à la manière dont Platon abordait les universaux, à savoir selon une aporétique.
Sur le versant littéraire de l'heuristique, cinq apories cardinales nous dissuadent de nous appuyer ad usum sur la méthodologie interprétative de la critique littéraire. La première aporie est constituée par la monologie herméneutique ; la deuxième par l'exclusion du jugement, qui paradoxalement fait pencher la "science de la littérature" vers une néo-dogmatique ; la troisième aporie réside dans la séparation universitaire de la pratique critique et de la pratique poétique ; la quatrième dans le divorce de la critique et de l'esthétique ; et la cinquième, qui en est la somme, tient au fait qu'en se bornant à la méthode herméneutique, la critique littéraire ne retient que le donné contingent des textes à l'exclusion de leur nécessité (que seule une pratique heuristique serait à même de construire). C'est en sortant du strict ars interpretandi (qui en fait depuis Heidegger et Gadamer n'en est plus un), et en le subordonnant téléologiquement à l'ars inveniendi d'une heuristique, que la critique littéraire, ne se bornant plus à mettre en scène les textes, serait à même de défricher les lieux de leur invention.L'histoire récente des sciences sociales peut se résumer à une triple défaite : celle de Marx, de Freud et de Dewey, et à une herméneutisation inexorable de leurs doctrines. Il en va jusqu'aux défenseurs de la onzième thèse sur Feuerbach de Marx tel Ernst Bloch, qui ont dû se résoudre paradoxalement à ranger leur philosophie sous la bannière herméneutique.
L'école de Francfort s'est chargée d'herméneutiser le marxisme et le freudisme (rejoint sur Freud par Ricoeur). Rorty entreprend - avec succès dans l'hexagone - une herméneutisation du pragmatisme.
Si l'Organon fait une si petite place à l'interprétation c'est que, chez Aristote, celle-ci est subordonnée à l'eurèsis qui est technè de la découverte. Or, cette eurèsis a été traduite en rhétorique latine par le mot inventio, qui est le moment initial du rapport au texte, suivant la dispositio et l'elocutio. L'ars inveniendi codifiera à partir de la logique stoïcienne cet aspect d'une heuristique générale (qui inspire aussi les traités spécifiquement heuristique que sont l'Ars Magna de Lulle et le De Arte combinatoria, le premier traité de Leibniz).
Nous avons la faiblesse de trouver excellente la traduction d'eurèsis par inventio. Car c'est elle qui nous autorise à opérer un premier rattachement de l'heuristique à la critique littéraire, puisque, comme l'Organon et la Rhétorique le montrent, l'eurèsis fut bien d'essence littéraire avant de nourrir la réflexion mathématique.