Michel Leter

Avec les "36 ballades joyeuses à la manière de François Villon" de Théodore de Banville : une réponse heuristique à l'herméneutique de la question

 

© Presses du centre de recherches heuristiques, 1997

 

 La problématique de la question est, depuis Heidegger, un des pivots de l'herméneutique. Gadamer lui consacre une partie de son Vérité et méthode1 ; Hans Robert Jauss entend fonder l'herméneutique littéraire sur la triade de Gadamer en développant sa proposition de « donner une définition nouvelle de l'herméneutique littéraire à partir de l'herméneutique juridique et théologique2 ». Jauss insiste tout particulièrement dans son "Limites et tâches de l'herméneutique" sur l'idée que les chemins ouverts par Gadamer et Heidegger nous inviteraient à comprendre la littérature en tant que réponse. « L'herméneutique littéraire, précise Jauss, connaît ce rapport entre la question et la réponse, de par sa pratique de l'interprétation, lorsqu'il s'agit de comprendre un texte du passé dans son altérité, c'est-à-dire retrouver la question à laquelle il fournit une réponse à l'origine et, partant de là, reconstruire l'horizon des questions et des attentes vécues à l'époque où l'oeuvre intervenait auprès de ses premiers destinataires3.»
La mise en pratique de l'herméneutique jaussienne de la question va s'exercer sur un des poèmes les plus commentés par la critique littéraire allemande La Ballade des dames du temps jadis de Villon ( Leo Spitzer, s'est notamment illustré dans ce commentaire). Ce choix confirme le lien de l'herméneutique moderne au canon - fût-il profane - à l'instar de l'exégèse religieuse. Partant des considérations discutables de Paul de Man sur la nature figurale de la question rhétorique4, Jauss s'autorise à trouver un tour lyrique au topos rhétorique "Mais où sont les neiges d'antan ?" « en cherchant sa nature figurée dans une nouvelle question : "pourquoi l'extrême beauté doit-elle mourir ? S'en est-elle allée pour toujours5 ?"» (singulier aboutissement de l'herméneutique où la lecture comme réécriture devient commentaire non plus du texte, mais de sa réécriture ).
Frappe ensuite dans ce discours, cette surprenante légèreté qui pousse Jauss à se contenter de faire une allusion descriptive à la répétition du vers "Mais où sont les neiges d'antan ?" au début de chaque strophe, alors que ce qu'il convient d'examiner, en l'occurrence, c'est l'anaphore, ou plus exactement l'antépiphore qui permet de déployer cette interrogation selon une cadence ternaire. Ici encore, l'herméneutique se construit sur le signe en niant la littérarité du poème. La référence de Jauss au topos latin "Ubi sunt qui ante nos in mundo fuere" nous donne peut-être un indice sur la relation du poète lyrique à l'usage a-rhétorique, mais ne répond pas à la question de savoir pourquoi Villon choisit la ballade pour construire cette relation. Lorsque Jauss transforme l'antépiphore qui vertèbre la structure même de la ballade - et avec l'accent péjoratif que cela suppose - cette question rhétorique « du point de vue formel6 » en une question lyrique, il omet d'insister sur ce point cardinal de la dimension tripartite de la question telle qu'elle se rencontre dans la ballade, et qui fait que la question herméneutique est aussi refrain. Le point de vue herméneutique ne tient que solidaire à son aboutissant heuristique.
Comme nous le rappelle Georges Lote, « le principe de tripartition est fondateur de la ballade7.» Indépendamment des valeurs lyrique et rhétorique de la question "Mais où sont les neiges d'antan ?", qui ne peut être prise isolément, la véritable question herméneutique est de savoir à quelle obédience, à quelle allégeance répond le choix par Villon de la ballade ? Ce qui nous oblige à poser la question du lecteur, non pas de façon abstraite (Riffaterre, Jauss, Iser,...) mais à partir d'un lecteur identifiable ayant laissé des traces de sa lecture, autrement dit à partir d'un auteur...

Un autre aspect de la littérarité poétique de la ballade est laissé de côté par la critique de la réception élaborée par Jauss, c'est l'envoi. En effet la ballade étant, dans sa période d'efflorescence, toujours terminée par un envoi, pose un problème particulier à la critique de la réception dans la mesure où le destinataire du poème est inclus dans le poème (« Prince le secret de la ballade est l'envoi8 » a encore ouï dire le poète du vingtième siècle). Ce qui met en cause, dans ce cas précis, la volonté de la critique de la réception de laisser entière la distanciation historique. Georges Lote précise que l'on nomme également l'envoi "le prince" « D'après le mot par lequel il doit obligatoirement commencer, on le nomme aussi le Prince, car le poète y interpelle le "prince" ou président du puy devant lequel la pièce était récitée9». Ici comme nous le verrons dans le cas de la lecture-écriture de Villon par Banville, le destinataire du poème ne se détermine pas dans la fusion herméneutique des horizons d'attente, mais son "interprétant" - pour reprendre et amplifier une des notions cardinales de la sémiotique de Peirce - est inscrit nominativement dans le corpus poétique.
Nous sommes donc tenus d'articuler réception et création. En invalidant ainsi la triade de Gadamer nous envisagerons la question en poésie comme une herméneutique fondatrice et la réponse comme une heuristique évolutive.

 

La ballade n'est pas à proprement parler une forme fixe. Henri Chatelain note : « Au temps de Machaut la ballade n'a pas d'envoi : elle n'en a pas encore chez Froissart, ni chez Wenceslas de Bohême, mais déjà
E. Deschamp et C. de Pisan en essaient sous de multiples formes 10.»
En fait si l'on se réfère à Georges Lote chaque auteur "d'art de seconde rhétorique" cultive sa version de la ballade. Au Moyen Age, la ballade est propulsée au rang de suprême forme fixe par Jacques Legrand et Eustache Deschamps. A l'image du triomphe des moderni sur les antiqui, la ballade est perçue comme une forme spécifique, "absolument moderne" en ce qu'elle s'élabore indépendamment des modèles grecs et romains.
Il est donc logique que l'humanisme de la Renaissance abandonne la ballade qui prône le retour aux formes gréco-latines (ode, épigramme, épître, etc.) et subit l'influence de l'héritière de Rome, l'Italie, par le le biais du sonnet.
Partant, que signifie la faveur dont jouit la ballade auprès des parnassiens français ? On aurait pu s'attendre à un retour en grâce de cette forme fixe avec le romantisme et notamment sous la férule de Victor Hugo qui a revisité la poésie du Moyen Age.
Or, curieusement Hugo ne se saisira pas de la ballade.
Et le "scientifique" de bondir : comment peut-on dire qu'un auteur qui s'est fait connaître par ses odes et ballades n'a pas écrit de ballades ? N'est-ce pas encore ici une fantaisie polémique du funambulesque Théodore ?
Nos vanités pseudo-scientifiques ne sauraient aller jusqu'à occulter que Banville est l'auteur d'un petit traité de poésie française qui est loin d'être farfelu. A l'article consacré à la ballade au chapitre portant sur les "poëmes traditionnels à forme fixe", il entame ainsi la description des formes de la ballade :
« Qu'est-ce que la Ballade ? Je puis maintenant l'expliquer en deux mots au lecteur, qui, au chapitre précédent, a appris à connaître le Dizain et le Huitain.
La Ballade en vers de dix syllabes n'est autre chose qu'un poëme formé de trois Dizains écrits sur des rimes pareilles à celles des trois premiers dizains » L'étude formelle autorise Banville à corriger Hugo dans les termes suivants : « J'ai à peine besoin de dire en terminant que les poëmes intitulés Ballades par Victor Hugo dans ses Odes et Ballades, par analogie avec des poëmes appelés Ballades dans les pays autres que la France, ne peuvent raisonnablement s'appeler en France des Ballades. Car dans une même langue, le même mot ne peut servir à désigner deux genres de poëmes absolument différents l'un de l'autre ; et pour le mot Ballade, en France, depuis longtemps la place était prise !11 »
Le distinguo pour être polémique n'en est pas moins confirmé les universitaires d'aujourd'hui telle Michèle Aquien qui, dans son récent Dictionnaire de Poétique, nous confirme qu' « à la fin du XVIIIe siècle, on désigne sous ce nom un poème populaire au thème légendaire. C'est ainsi qu'on retrouve au XIXe siècle mais sans forme fixe sous la plume de Victor Hugo (Odes et ballades) ou encore de Musset (Ballade à la lune), ce sont les Parnassiens qui reviennent au schéma originel. En appelant son principal recueil de poèmes Ballades françaises, Paul Fort se réfère de nouveau à une tonalité et non à une forme fixe12.»

Mais ce qui nous intéresse ici, du point de vue de la constitution heuristique littéraire (et de la subsomption heuristique de cette notion d'application que Jauss voue à l'herméneutique), c'est que Théodore de Banville va justement légitimer son dévolu sur la ballade médiévale par cette lacune du "fermage hugolien". Dans son avant-propos aux 36 ballades joyeuses à la manière de François Villon, il confie : « je sens en moi une sorte de petit orgueil d'ouvrier, en venant restituer un genre de poëme sur lequel Victor Hugo n'a pas mis sa main souveraine : car, en fait de formes à renouveler, il nous a laissé si peu de choses à tenter après lui!13» Bel hommage à Hugo qui avec son William Shakespeare a donné sans doute le plus bel exemple d'uchronie poétique (avec "la région des égaux"). Cette prétention à combler la lacune d'Hugo est fort éloignée de "l'anxiety of influence" sous le sceau de laquelle Harold Bloom place la relation entre le poète et son devancier. Féru, comme il se doit, d'hellénisme, Bloom va chercher le mot grec agon, qu'il traduit par contest (compétition), pour définir la relation nécessairement conflictuelle - cette zizanie soudant la corporation critique - entre le poète en herbe et son encombrant prédécesseur. Au yeux du professeur Bloom, l'infortuné poète, pour gagner sa maturité, est conduit à développer une stratégie de "revisionnisme" (passons sur les connotations du mot) à la faveur de laquelle il s'évertue à déguiser sa dette14. Il va sans dire que l'éventualité d'une attitude révisionniste du critique à l'égard de l'auteur n'est pas envisagée... C'est en fait l'influence d'un Banville qui perturbe l'économie herméneutique de la critique universitaire, sans doute parce que sa pratique, entre autres, témoigne une nouvelle fois qu'à côté du lecteur anonyme de la critique de la réception, il conviendrait de faire toute sa place à l'auteur-lecteur, identifiable en ce qu'il est le seul à laisser une trace lisible de sa lecture (le texte, ici, plus qu'une matière donnée à l'interprétation peut être défini comme une matière tirée de l'interprétation). Contrairement à Bloom, Banville n'est pas tenu, pour assurer sa carrière, de sacrifier au rituel de la mort de l'auteur. S'il saisit le moment herméneutique, celui de l'interprétation et de la compréhension des oeuvres de Villon et d'Hugo, ce n'est pas comme une fin en soi mais pour préparer le moment heuristique de sa démarche - qui est l'occasion de l'écriture des 36 ballades à la manière de François Villon.
On assiste ici à un partage exemplaire des tâches qui, au-delà de l'acte abstrait et informel d'une réception, nous oblige à penser la lecture nous plus comme une suite de la création (sous la forme monologique de cette interprétation que la critique universitaire voudrait donatrice) mais comme le plus prometteur de ses prémices.

 

 

1. Cf. H. G. GADAMER, "La Primauté herméneutique de la question", in Vérité et méthode, Le Seuil, pp. 208-226.
2. H. R. JAUSS, Pour une herméneutique littéraire, Gallimard, 1988, p.16.
3. H. R. JAUSS, Op. cit., pp.24-25.
4. Cf. P. DE MAN, Allégories de la lecture : Le langage figuré chez Rousseau, Nietzsche, Rilke et Proust, Galilée, 1989.
5. H. R. JAUSS, Op. cit., p.90.
6. H. R. JAUSS, Idem.
7. G. LOTE, Histoire du vers français, t.ii, éditions Boivin, 1951, p.272.
8. M. DEGUY, Ouï dire in Poèmes 1960-1970, Gallimard, 1973, p.65.
9. G. LOTE, Op. Cit., p.279.
10. H. CHATELAIN, Recherches sur le vers français au xve siècle, Slatkine reprints, 1974, pp. 182-183.
11. T. DE BANVILLE, OEuvres complètes, tome v, Slatkine reprints, 1972, pp.198.
12. M. AQUIEN, Dictionnaire de poétique, Le Livre de poche, 1993, p.67.
13. T. DE BANVILLE, oeuvres complètes, tome v, Slatkine reprints, 1972, pp.170-171.
14. H.BLOOM, Agon : Toward a theory of revisionism, Oxford University Press, 1982.