Michel Leter
Qu'est-ce qu'une sextine française ?
ou les illusions nationales de la critique des sources
© Presses du centre de recherches heuristiques, 1997
Il nous est aujourd'hui aussi difficile d'accorder un crédit à l'existence d'une frontière de la poésie française qu'à sa périodisation. Le critique, à l'instar du poète, n'épuise son expression que dans sa langue natale. Pourtant, il va sans dire que certaines de nos analyses pourraient se vérifier dans d'autres langues. La poésie française est elle-même émaillée de pérégrinismes tout en étant prodiguement hébergée par le domaine anglo-saxon, jusqu'au titre des poèmes (Cf. La belle dame sans mercy, titre emprunté par Keats à Alain Chartier; Ara vos prec, titre emprunté à Arnaut Daniel par Eliot, etc.) Dans la même optique, il est peu sûr, jusqu'au dix-huitième siècle, de séparer le domaine de la poésie française de celui de la poésie italienne.
La circonscription de la poésie française au domaine français aboutit souvent à des conclusions boiteuses comme celle de Morier à propos de la sextine qu'il présente ainsi :
« Poème à forme fixe imité de la sextine italienne de Pétrarque et créé sous sa forme française par le comte F. de Gramont, entre 1830 et 1848. La sextine française est composée de six strophes de six vers sur deux rimes, et d'une demi-strophe, soit en tout de trente-neuf vers. Le schéma des rimes s'inverse à chaque strophe en ce sens que les rimes a s'échangent contre les rimes b et réciproquement les deux premiers vers fournissent les deux premières rimes a et b, puis les rimes reviennent dans le même ordre doublées a, a, b, b1.»
Cette notice est de seconde main puisqu'elle a pour source unique le Petit traité de poésie française de Banville. (Pour se dédouaner de cet emprunt Morier a l'outrecuidance de blâmer le goût de Banville pour la sextine... feignant d'ignorer que Raymond Queneau l'a remise à l'honneur dans son Bâtons, chiffres et lettres.) Or nos recherches - fussent-elles encore sommaire - nous permettent tout de même d'avancer qu'il conviendrait au moins de remonter au seizième siècle et à Salomon Certon, pour voir la sextine "introduite" en France. En effet, Certon dans un de ses derniers recueils paru en 1620 ménage une section uniquement composée de sextines, ce qui suffit à infirmer la date d'introduction de la sextine en France donnée par Morier. La date réelle est même plus précoce si l'on en croit Certon qui explique ainsi sa prédilection pour la sextine : « Car c'est seulement par la rareté du poëme, peu se trouvons qui l'ayant encore tenté en notre langue2.»
Certon ne cite pas le nom de ces pionniers mais on se souvient que Thomas Sébillet l'évoqua dans son fameux Art poétique français (1548) et que son contemporain de la Pléiade, Pontus de Tyard, en composa à sa façon.
A force de nous évertuer à étayer une critique des sources, à force de chercher à établir des correspondances d'un domaine à un autre domaine, qui ne sont séparés que dans l'imaginaire taxinomique de la critique universitaire, nous nous approchons de la date de création de la sextine. Morier le sait pertinemment puisqu'en annexe de sa notice, à la rubrique "étymologie", il nous donne enfin la clé :
« Emprunté au latin sextina, dérivé de sextus, sixième. Sextina, prénom féminin, semble être un diminutif de charme : la jolie petite sixième. Le mot fait allusion au six strophes de six vers. Le créateur de la sixtine ou sextine (dit encore sestine) est le poète provençal Arnaut (ou Arnaud) Daniel, né vers 1150 à Ribérac. Aragon parle de lui en termes admiratifs dans "La Leçon de Ribérac" (1941)3.»
Pourquoi cette référence nationale à Aragon et non pas à Dante, qui fut le premier à évoquer Arnaut Daniel dans son Paradis ? ( Les Irlandais au moins s'en souviendront avec Eliot...) Sans doute parce que le rappel de la référence de Dante à Arnaut Daniel eût invalidé l'italianité des sources, poncif de la critique littéraire depuis la Renaissance.
Outre cette erreur chronologique sur "l'introduction" de la sextine, si nous suivons le raisonnement implicite de Morier, la sextine serait une forme italienne empruntée à Pétrarque. Or, qu'est-ce que la poésie italienne de Dante et de Pétrarque sans la poésie d'oc ? C'est de la provençalité des sources de la poésie italienne dont il faudrait plutôt parler. Au nom de quelles synthèses, si ce n'est la capétienne et la jacobine, excluons-nous encore l'ensemble de la poésie d'oc de celui de la poésie d'oïl ?
La sextine n'a pas été introduite dans la poésie française pour la simple raison qu'elle ne l'a jamais quittée...
On nous somme d'être modernes (entendez "actuels") en critique, en d'autres mots de passer sous silence tout ce qui laisse planer un doute sur le renouveau scientifique de la critique. Mais cet art est difficile, et peut-être inutile, voire nuisible. Il n'est pas d'historicité critique sans l'érudition et la philologie. Pour notre part, nous ne croyons pas que l'historicité de la critique doive s'ancrer au prix de l'uchronie qui constitue l'horizon d'attente de la poésie moderne (c'est-à-dire de la poésie depuis le trobar). S'il est une modernité en art "l'époque, la mode, la morale, la passion" de l'aveu même de Baudelaire n'en constituent qu'un côté : la critique n'a pas de comptes à rendre à cette actualité géopolitique qui donne la France pour une forme fixe.
NOTES
1. MORIER H., Dictionnaire de poétique et de rhétorique, deuxième édition augmentée et entièrement refondue, PUF, 1975, p.950.
2. CERTON S., "Au lecteur" in Vers Leipogrammes et autres uvres en poésie de SCSDR, à Sedan de l'imprimerie de Jean Jannon, 1620, p.5.
3. MORIER H., Op. cit., p. 952.