Michel Leter
La Querelle de la nouvelle critique n'a pas eu lieu
© Presses du centre de recherches heuristiques, 1998
Le montage de l'herméneutique comme émancipation ne peut être déjoué que si nous prenons la critique au mot. Comme le rappelle Henri Meschonnic : « Dénoncer le contrat même de la polémique, c'est le travail de la critique1.»
De ce point de vue, la querelle emblématique de la nouvelle critique, entre Barthes et Picard, n'a pas eu lieu.
Rappelons donc rapidement "l'affaire", pour mieux la mettre en perspective. En 1963, Roland Barthes publie un court essai intitulé Sur Racine, qui tranche avec la monumentale thèse que Raymond Picard avait soutenue en 1956 sous le titre de La Carrière de Jean Racine d'après les documents contemporains. Barthes, selon ses propres termes, entend faire « flotter au-dessus du premier langage de l'uvre un second langage, c'est-à-dire une cohérence de signes2 ».
Raymond Picard riposte, en 1964, au moyen d'un article dans les colonnes du journal Le Monde et, en 1965, par son pamphlet Nouvelle critique ou nouvelle imposture. Raymond Picard, au-delà de la querelle entre raciniens, « reproche à la nouvelle critique de se mouvoir dans l'invérifiable, d'effleurer diverses disciplines sans entrer dans aucune, d'insister sur la sexualité, d'user d'un jargon pathologique mais de négliger la précision du lexique de l'écrivain considéré ». Bref, la démarche de la nouvelle critique constitue, selon Picard, « un impressionnisme idéologique [...] d'essence dogmatique » et M. Barthes ajoute-il est « la Pythie philosophe3 ». Barthes riposte rapidement, en 1966, par son Critique et vérité où il fustige la critique traditionnelle fondée à ses yeux « sur des formules tautologiques, du genre "la littérature c'est la littérature" ». Il définit le critique comme celui qui « dédouble les sens », qui « fait flotter au-dessus du premier langage de l'uvre un second langage, c'est-à-dire une cohérence de signes4 ».
Au-delà des stratégies de confrontation intellectuelle, dont l'enjeu fut la prise de pouvoir universitaire, il faut bien reconnaître, avec un tant soit peu de recul, que Barthes et Picard étaient d'accord sur l'essentiel.
Tout d'abord, ils s'entendaient tacitement sur le fait que l'interprétation - donc le terme initial du "cercle herméneutique" - est l'objet premier, voire unique, de la critique. Ce que l'on a appelé la nouvelle critique, celle de Barthes, de Jean-Pierre Richard, de Doubrovsky, de Starobinsky ou de Weber n'était pas nouvelle en ce qu'elle redéfinirait les fondements de la critique littéraire mais en proposant d'autres systèmes d'interprétation... ce qui n'était pas nouveau. Serge Doubrovsky aura l'honnêteté de reconnaître, dans son Pourquoi la nouvelle critique, publié en 1966, que la nouvelle critique française arrivait plusieurs dizaines d'années après le New Criticism américain et le renouvellement de la critique littéraire allemande sous les férules d'Erich Auerbach et de Leo Spitzer.Il existait tacitement un second terrain d'entente entre Barthes et Picard puisqu'ils polémiquaient autour d'un canon littéraire classique que nul ne songerait à contester. Déclarer que les uvres - où les textes, c'est égal - ne constituent pas un objet canonique d'interprétation pour la critique littéraire, toutes tendances confondues, semblerait tout aussi insensé que d'exclure le Pentateuque du canon des exégèses, qu'elles soient catholiques, protestantes ou juives. Il est également vrai que, pour tout critique, Phèdre de Racine fait partie du canon profane des poèmes dramatiques du classicisme français, quelles que soient les interprétations qu'on lui applique. De fait, il n'est pas certain que l'on puisse encore affirmer avec autant d'aplomb que, dans les années 60, l'esprit dogmatique et l'esprit normatif se situaient du côté de l'exégèse biblique, et que l'ouverture se situait du côté de l'herméneutique littéraire.
Certes, il y a bien là tous les ingrédients de l'affrontement entre ce que Hans Robert Jauss appelle la critique néo-platonicienne des beautés éternelles et disons la critique nouvelle, qui ne voit l'éternité que dans l'infinité des interprétations, sans cesse renouvelées par la situation historique unique du lecteur, son "être-là" pour reprendre le concept fondateur de l'herméneutique heideggerienne. La notion de Dasein, qui dans ses isotopies ontologiques ne se laisse pas épuiser par l'historicité, définit pourtant la lecture dans sa finitude. Un nouvel infini s'est donc constitué singulièrement à la faveur du vertige quantitatif de l'addition absolue des finitudes herméneutiques. Hans Robert Jauss, le principal théoricien de l'herméneutique littéraire, entend le substituer à l'absolu qualitatif du texte en ce que « le droit à l'interprétation personnelle [sic] se justifie dans la mesure où elle permet de comprendre le texte d'une façon nouvelle, et autrement, et où elle fait droit au travail des prédécesseurs5 ». Ainsi les deux infinis n'en font peut-être qu'un, réunis qu'ils sont par l'impératif consensuel (pour ne pas dire totalitaire) de l'herméneutique.
Jauss nous donne une idée de la vraie connivence qui existe entre ces faux adversaires qui animent la critique littéraire lorsqu'il affirme que « Dans l'horizon de l'expérience esthétique, diverses interprétations peuvent exister sans nécessairement se contredire l'une l'autre, parce que la communication littéraire amorce un dialogue où seul peut être dit vrai ce qui contribue à déployer le sens inépuisable de l'oeuvre d'art6.»
En nous inspirant de la fameuse formule de Philippe Lejeune sur le roman autobiographique7, nous sommes tentés d'appeler "pacte herméneutique" cet accord sur la primauté de l'interprétation qui réunit d'apparents adversaires.
Tous les ouvrages qui ont initié les grands courants de la critique moderne sont fondés sur ce pacte herméneutique : rappelons, pour mémoire, Seven Types of Ambiguity de William Empson, publié en 1920, qui est à l'origine du New Criticism anglo-saxon. La portée révolutionnaire du "conflit des interprétations" se trouve donc considérablement diminuée par l'entente tacite des critiques sur l'essentiel, à savoir sur la nature herméneutique
de la critique littéraire.
Hans Robert Jauss fait le constat similaire que les grandes doctrines de la critique littéraire contemporaines ont toutes comme point commun l'insistance sur l'interprétation, mais pour plaider en faveur de l'herméneutique. Jauss présente cette remarque pour justifier de placer l'herméneutique au cur de la critique littéraire, à l'instar de Gadamer en philosophie. Voilà qui est loin de notre propos puisque la méthodologie critique que nous entendons vise à rendre toute sa place - mais rien que sa place - à l'herméneutique, à savoir celle du moment liminaire de l'heuristique, horizon tant déterminant que réfléchissant de la critique.
Ce déplacement des problématiques s'impose d'autant plus que la contradiction - qui fut naguère tenue pour irréductible - entre le structuralisme américain, héritier du New Criticism, et la critique de la réception allemande est en passe d'être levée. Le courant déconstructionniste placé sous le patronage de Jacques Derrida en est pour une bonne part responsable. Outre-Atlantique, les dernières années ont été marquées par les travaux de Edgar Lohner qui, rompant avec l'hostilité et les tabous de la critique américaine vis-à-vis des Allemands, propose une fusion entre le New Criticism américain et l'herméneutique allemande8. David Couzens Hoy9 va jusqu'à tenter une synthèse encore impensable il y a seulement dix ans, puisqu'il annexe au courant herméneutique des critiques aussi différents que Michael Riffaterre, Roland Barthes, Emil Staiger, Stanley Fish, Harold Bloom, Hans Robert Jauss, fort du seul constat de leur union sacrée sur l'orientation herméneutique de la critique (et cela même si Jauss s'obstine à refuser d'intégrer le structuralisme dans l'herméneutique en raison de la visée anhistorique de ce dernier). C'est Paul Ricoeur qui, au plan philosophique, affirme avoir accompli cette synthèse entre le structuralisme et la phénoménologie herméneutique, regroupant sous sa férule toutes les brebis perdues de la "science de la littérature".
Nous nous réjouirions de cette réunification de la famille critique si l'herméneutique, telle qu'elle est aujourd'hui théorisée et pratiquée, servait véritablement la littérature et au premier chef la poésie. Le constat négatif que nous dresserons de l'emprise herméneutique sur la critique littéraire va nous conduire, au contraire, à réduire son champ pour l'articuler à un processus plus vaste celui de l'heuristique. En étudiant l'autonymie dans la poésie française10, nous aurons tenté de montrer que le travail herméneutique s'effectue au sein même du poème - ce qui légitime la parole critique qui le double. Si interprétation il y a, elle ne pourra être qu'ancillaire, ou visant à une application, préparatoire à l'heuristique. En aucun cas nous ne céderons au malentendu analogique qui consiste à considérer l'interprétation comme une réécriture.
1. H. MESCHONNIC, Le langage Heidegger, PUF, 1990, p.36.
2. R. BARTHES, Critique et vérité, Le Seuil, 1966, p.64.
3. P. BRUNEL, D.MADELÉNAT, J. M. GLIKSOHN, D.COUTY, La Critique littéraire, Paris, PUF, 1977, p.112.
4. R. BARTHES, Op. cit., p.64.
5. H. R. JAUSS, Pour une herméneutique littéraire, Paris, Gallimard, 1988, p.439.
6. H.R. JAUSS, Idem, p.440.
7. Cf. P. LEJEUNE, Le pacte autobiographique, le Seuil, 1975.
8. Cf. E. LOHNER, "The Intrinsic Method : Some Reconsiderations" in The Discipline of Criticism : Essays in Literary Theory Interpretation and History, éd. Peter Demetz, Thomas Greene, and Lowry Nelson Jr., Yale University Press, 1968, pp. 147-172.
9. Cf. D. C. HOY, The Critical Circle : Literature, History and Philosophical Hermeneutics, University of California Press, 1978.
10. Cf. notre thèse L'autonymie dans la poésie française, introduction à l'heuristique littéraire, soutenue à l'université Paris 8, en janvier 1994.