Dans Les Beaux-arts
réduits à un seul principe, l'abbé Batteux
s'ingéniait à ramener peinture, poésie,
musique et danse au seul principe de l'imitation.
Le succès d'édition aidant, l'ouvrage devint un
parangon de la critique "normative" classique. Batteux
ayant ainsi caricaturé la mimêsis, le Sturm und
Drang aura beau jeu de proposer une critique émancipée
- geste que le New Criticism et la nouvelle critique ne font
qu'itérer tant la modernité s'éternise.
Il est donc convenu de considérer tout critique pré-romantique
comme dogmatique et de confondre l'ouverture de la critique avec
l'émergence de l'herméneutique allemande, qui vaut
pour avoir entrepris - Gadamer nous le certifie - l'historicisation
du discours critique.
On nous assure que l'époque de la critique des valeurs,
est bien révolue. Zoïle s'est libéré
des fins. L'eschatologie est derrière lui.
Qui affirmerait que la critique littéraire contemporaine
est monologique serait tenu pour un plaisantin, et tout au demeurant
donnerait raison à ses contempteurs. Plus encore, la diversité
des courants critiques est telle que les dernières années
de notre siècle laissent plutôt une impression de
vitalité de la critique littéraire que d'efflorescence
de la création littéraire. Tout se passe comme
si, à la pluralité des oeoeuvres, non seulement
se substituait une pluralité des interprétations,
mais encore que la seconde tendait à exclure la première.
L'affrontement des avant-gardes qui marqua le premier vingtième
siècle a déserté la scène pour faire
place à une confrontation des écoles critiques.
C'est pour reprendre la fameuse formule de Paul Ricoeur "le
conflit des interprétations" qui donne désormais
le ton du débat littéraire. L'herméneutique,
c'est-à-dire l'art de l'interprétation et de la
compréhension, est d'autant plus prégnante sur
la pensée critique actuelle qu'elle a conquis au cours
du dix-neuvième siècle une position hégémonique
dans les sciences humaines, à la faveur des travaux de
Schleiermacher et de Dilthey, couronnés philosophiquement
par la publication, en 1927, de l'oeuvremajeure de Martin Heidegger,
Sein und Zeit.
Avant d'analyser les problèmes que soulève cette
soudaine et prodigieuse fortune de l'herméneutique, tentons
de lui trouver une explication triviale. Il n'est pas besoin
d'être grand clerc pour faire ce constat que la montée
de l'herméneutique est intimement liée à
l'émergence du sujet tant philosophique, esthétique
que politique et à la relativisation des conceptions du
monde qui s'y attachent. L'apparition du concept de Weltanschauung
"vision du monde" en philosophie puis en littérature
est à cet égard des plus éloquents. Or,
dans l'esthétique de Kant - entendez sa Critique de la
faculté de juger - le caractère universel du jugement
et du goût prime encore sur le génie propre du sujet.
Ce dernier garde- fou vole en éclat avec l'idéalisme
romantique. De sorte qu'à la fin du dix-neuvième
siècle, le sujet occupe en philosophie et en littérature
une place analogue à celle du soleil dans la révolution
copernicienne, au point que, chez Nietzsche, tout, jusqu'aux
systèmes universels des sciences pures ou de la logique
formelle, est vision du monde. Ce déplacement est déterminant
dans l'évolution de l'esthétique et plus généralement
des rapports que la philosophie entretient avec les arts.
En critique littéraire la prédominance, à
partir du New Criticism américain, du débat sur
ce que l'on appelle aujourd'hui la polysémie des textes
littéraires, a légitimé a posteriori l'herméneutique
romantique. Ce que l'on a baptisé la nouvelle critique
repose entièrement sur ce postulat que les textes modernes
sont foncièrement différents des textes classiques
ou sacrés du fait de leur ouverture et de leur polysémie.
Or, sous couleur d'une émancipation vis-à-vis de
l'exégèse biblique et de la philologie conçues
comme dogmatiques, cet a priori aboutit paradoxalement à
la constitution d'un canon et d'une dogmatique profane.
La généalogie de l'herméneutique jette un
voile de suspicion sur l'historicité dans les sciences
humaines telle que la conçoit Gadamer. Ne serait-elle
en définitive qu'un travestissement de la vérité
historique au profit de l'alêtheia ?
La pente anti-heuristique de l'herméneutique est cautionnée
par Gadamer à travers la reprise heideggerienne de la
primauté de l'interprétation sur les faits. Le
mythe heidegerrien est un obstacle à l'intelligibilité.
D'après Gadamer, « détruisant la tradition
de la métaphysique Heidegger renonça à penser
l'existence historique de l'homme à partir d'un concept
de l'être évident par soi - concept qui est à
l'origine de l'ontologie grecque de la substance -, mais par
une démarche inverse, il posa l'existence humaine comme
base phénoménale de l'ontologie1.» Or, quiconque
s'aviserait de lire la Métaphysique d'Aristote découvrirait
que le concept aristotélicien de l'être n'est pas
"évident par soi" dans la mesure où il
se déploie dans un contexte métalinguistique, registre
dans lequel évolue également L'introduction à
la métaphysique d'Heidegger.
Tout se joue sur deux usages du métalangage, l'un sanctificateur
: c'est l'usage herméneutique, l'autre historique : c'est
l'usage heuristique. L'historicité heideggerienne est
d'ordre métalinguistique. Elle emprunte en philosophie
les principes de ce que nous appellerons la poésie lexicographique.
C'est ainsi, comme une première poématisation de
la philosophie, qu'il faut comprendre l'abandon du concept d'historicité
par Heidegger. Comme le confirme Gadamer : «Aussi Heidegger
va-t-il abandonner finalement le concept même d'historicité
et le remplacer par celui de Geschicklichkeit [ N. B. jeu de
mot avec Geschichtlichkeit "historicité"] (caractère
de ce qui survient, de ce qui est envoyé, et aussi de
ce qui est bien disposé), en lui donnant une signification
tout à fait opposée au sens normal (habilité)
de ce mot et en le faisant dériver de Geschick (destin).
Car l'expérience de l'historicité se caractérise
en ceci : elle n'est pas éprouvée comme une présence
consciente du souvenir et de la mémoire dans leur constitution
propre, mais comme ce qui est survenu à quelqu'un, sans
que l'on en ait obtenu à chaque fois une conscience appropriée.
Ce que l'expression Geschick et l'expression partiellement apparentée
Schickung (destinée, au sens de dispensation) rendent
visible, c'est que, à partir de la compréhension
de l'être et de la compréhension de soi-même,
le mode d'être de l'historicité ne peut pas être
pensé de manière adéquate2 ».
L'herméneutique, sur laquelle vont s'édifier les
sciences humaines avec Dilthey, repose sur l'épuisement
de l'idée d'histoire. Aussi, tout chercheur interrogeant
la critique littéraire qui appartient aujourd'hui au même
ensemble des sciences humaines doit se poser la question de ses
fondements. Or, cet accaparement de l'idée d'histoire
est d'autant plus irrecevable que la constitution herméneutique
des sciences de l'homme devait, pour le moins, de faire écho
à l'historicité de l'herméneutique juive,
sa principale inspiratrice, mais dont l'antériorité
était telle qu'elle gênait toute opération
de table rase et la constitution d'une caste d'herméneutes
spécifique à l'université. Il a donc fallu
déjudaïser l'herméneutique. Et cette question
est d'autant plus ardue à traiter que l'historicité
se constitue dans un climat de célébration de l'hébreu
avec Herder dans son flamboyant Vom Geist der ebraïschen
Poésie (1782-1783), dialogue philosophique émaillé
de poèmes.
Notons au passage que l'on est bien loin des caricatures convenues
d'un Herder inspirateur du racisme et de l'antisémitisme,
alors que ce sont les herméneutes allemands du vingtième
siècle qui ont éliminé toute trace d'hébreu
de leurs écrits. Herder possède à son crédit
une irrécusable pratique poétique (Cf. Das Kind
der Sorge, Les Paramythes, etc.) qui témoigne d'une volonté
érudite de refonder les mythes juifs de la création.
Le cime est atteinte avec Die älteste Urkunde des Menschengeschlechtes
(Le plus ancien document du genre humain, 1776) où Herder
par sa méthode herméneutique d'interprétation-traduction
des onze premiers livres de la Bible entend fonder l'herméneutique
allemande sur une exégèse issue du néo-platonisme
chrétien. Et c'est là que se construit l'obstacle
herméneutique, car il n'est pas nécessaire d'invoquer
le prétendu antisémitisme de Herder pour qu'en
poématisant, en essentialisant l'hébreu comme langue
primitive, le peuple juif, peuple "historial" par excellence,
en soit exclu. Herder dans sa première oeuvre, Über
die neuere deutsche Litteratur (1767), confronté à
l'impératif de donner une tradition à une littérature
allemande encore inexistante, n'avait-il pas développé
le concept de Verdeutschung ("germanisation") qui doit
se construire à la fois dans la traduction et dans l'herméneutique
(d'où l'importance de la traduction herdérienne
de La Bible)? Aussi l'exclusion et la réduction se signalent-elles
par l'éloge. Après Herder pour la poésie
primitive, c'est la même méthode qu'utiliseront
les herméneutes pour la poésie moderne. Gadamer
note que « dans la tradition allemande, ce processus qui
met en question le concept de vérité est appelé
"problématique de l'historisme", c'est-à-dire
du relativisme historique. En fait, il ne s'agit pas tant d'une
justification de l'intérêt historique, qui, en un
sens, a toujours été un élément de
la tradition culturelle, et fut notamment cultivé avec
ardeur dès le XVIIIe siècle; il s'agit plutôt
d'une tendance à mettre en valeur l'expérience
historique non seulement comme une voie équivalente, mais
comme la voie vraiment humaine de la connaissance de la vérité,
par opposition à la prétendue vérité
de la métaphysique traditionnelle3 ». Pour Gadamer
la genèse est allemande : « Au début
de cette évolution inaugurée par la pensée
allemande4...». Faut-il assimiler à la métaphysique
traditionnelle - inhumaine - l'herméneutique juive du
midrach haggadah, qui se constitua justement dans le relativisme
historique de l'interprétation conçue comme pratique ?
Une telle conception procède d'une critique sommaire de
l'Aufklärung : « Même quand Voltaire développe
l'idée d'une philosophie de l'histoire, la nature de l'homme
qui se déploie dans l'histoire reste elle-même une
nature anhistorique. L'audace nouvelle de la pensée qui
commence à poindre avec Herder, ne voit pas l'historicité
de l'homme se détacher sur le fond de sa nature, qui demeurerait
identique à elle-même. L'historicité ne signifie
ni une limitation de l'idée de l'homme ni l'une des propriétés
de l'homme mais son essence. Déjà chez Herder on
trouve l'idée d'un rapport immédiat de tous les
temps à Dieu, idée plus tard devenue célèbre
grâce à Léopold von Ranke5.» Les raccourcis
historiques de Gadamer sont déconcertants ! Faut-il rappeler
que c'est dans la Thora que cette historicité de la relation
à Dieu apparaît, et c'est à la Thora qu'Herder
et Ranke l'emprunteront ? Berechit... tout a commencé
par une "croisade", Die Kreuzzüge des Philologen
de Johann-Georg Hamann (1762), qui visait l'essentialisation
du livre de Dieu en taisant la lecture, la miqra, de son peuple,
sans qui ce livre n'est rien. Dans ces conditions comment Hamann
peut-il qualifier de cabalistique son Aesthetica in Nuce (oeuvre
sous-titrée : Eine Rapsodie in kabbalisticher Prosa) ?
L'occultation du judaïsme dans la constitution de l'historicité
ne peut être tenue pour quantité négligeable
dans notre perception de la critique au sein des sciences humaines.
Nous ne pouvons pas non plus l'imputer sérieusement à
l'inadvertance, alors que c'est tout l'édifice de la modernité
critique qui s'en trouve menacé.
Si le savoir n'avait pas été atomisé par
la constitution des sciences humaines, il conviendrait ici d'effectuer
un détour par la philosophie politique, dans la mesure
où les conceptions que nous avons évoquées
précédemment reposent sur une généalogie
de la rupture, héritée à notre sens moins
des avant-gardes - qui étaient plus partagées qu'on
ne le dit sur cette question - que d'une essentialisation erronée
de la révolution française (qu'elle soit positive
comme chez la plupart des poètes de la modernité
ou négative comme chez les herméneutes), c'est-à-dire
d'une confusion entre l'avènement de la citoyenneté
politique et celui du sujet en art. Dès lors qu'avec Les
Salons de Diderot et la Geschichte der Kunst des Altertums de
Winckelmann le beau se trouve historicisé, la critique
devient nécessairement sujette aux fluctuations de l'imaginaire
politique. Et s'il est une épistémè alternative
à l'analogie, c'est bien celle de la rupture.
Si l'évolution qui relie la "montée de sujet"
à celle de l'herméneutique est manifeste et irréfutable
en philosophie, il n'est pas certain que l'on puisse encore se
contenter de mettre en perspective cavalière l'histoire
de la poésie française sous le signe ascendant
du sujet - comme on a eu coutume de le faire bien avant "le
retour du sujet" - en faisant du lyrisme le mode privilégié,
voire exclusif, de la poésie. Cette représentation
pose d'autant plus de problèmes qu'elle est projetée
a posteriori sur le passé.
Le montage de l'herméneutique comme émancipation
ne peut être déjoué que si nous prenons la
critique au mot. Comme le rappelle Henri Meschonnic : «
Dénoncer le contrat même de la polémique,
c'est le travail de la critique6.»
De ce point de vue, la querelle emblématique de la nouvelle
critique, entre Barthes et Picard, n'a pas eu lieu.
Rappelons donc rapidement "l'affaire", pour mieux la
mettre en perspective. En 1963, Roland Barthes publie un court
essai intitulé Sur Racine, qui tranche avec la monumentale
thèse que Raymond Picard avait soutenue en 1956 sous le
titre de La Carrière de Jean Racine d'après les
documents contemporains. Barthes, selon ses propres termes, entend
faire « flotter au-dessus du premier langage de l'oeuvre
un second langage, c'est-à-dire une cohérence de
signes7 ».
Raymond Picard riposte, en 1964, au moyen d'un article dans les
colonnes du journal Le Monde et, en 1965, par son pamphlet Nouvelle
critique ou nouvelle imposture. Raymond Picard, au-delà
de la querelle entre raciniens, « reproche à la
nouvelle critique de se mouvoir dans l'invérifiable, d'effleurer
diverses disciplines sans entrer dans aucune, d'insister sur
la sexualité, d'user d'un jargon pathologique mais de
négliger la précision du lexique de l'écrivain
considéré ». Bref, la démarche de
la nouvelle critique constitue, selon Picard, « un impressionnisme
idéologique [...] d'essence dogmatique » et M. Barthes
ajoute-il est « la Pythie philosophe8 ». Barthes
riposte rapidement, en 1966, par son Critique et vérité
où il fustige la critique traditionnelle fondée
à ses yeux « sur des formules tautologiques, du
genre "la littérature c'est la littérature"
». Il définit le critique comme celui qui «
dédouble les sens », qui « fait flotter au-dessus
du premier langage de l'oeuvre un second langage, c'est-à-dire
une cohérence de signes9 ».
Au-delà des stratégies de confrontation intellectuelle,
dont l'enjeu fut la prise de pouvoir universitaire, il faut bien
reconnaître, avec un tant soit peu de recul, que Barthes
et Picard étaient d'accord sur l'essentiel.
Tout d'abord, ils s'entendaient tacitement sur le fait que l'interprétation
- donc le terme initial du "cercle herméneutique"
- est l'objet premier, voire unique, de la critique. Ce que l'on
a appelé la nouvelle critique, celle de Barthes, de Jean-Pierre
Richard, de Doubrovsky, de Starobinsky ou de Weber n'était
pas nouvelle en ce qu'elle redéfinirait les fondements
de la critique littéraire mais en proposant d'autres systèmes
d'interprétation... ce qui n'était pas nouveau.
Serge Doubrovsky aura l'honnêteté de reconnaître,
dans son Pourquoi la nouvelle critique, publié en 1966,
que la nouvelle critique française arrivait plusieurs
dizaines d'années après le New Criticism américain
et le renouvellement de la critique littéraire allemande
sous les férules d'Erich Auerbach et de Leo Spitzer.
Il existait tacitement un second terrain d'entente
entre Barthes et Picard puisqu'ils polémiquaient autour
d'un canon littéraire classique que nul ne songerait à
contester. Déclarer que les oeuvres - où les textes,
c'est égal - ne constituent pas un objet canonique d'interprétation
pour la critique littéraire, toutes tendances confondues,
semblerait tout aussi insensé que d'exclure le Pentateuque
du canon des exégèses, qu'elles soient catholiques,
protestantes ou juives. Il est également vrai que, pour
tout critique, Phèdre de Racine fait partie du canon profane
des poèmes dramatiques du classicisme français,
quelles que soient les interprétations qu'on lui applique.
De fait, il n'est pas certain que l'on puisse encore affirmer
avec autant d'aplomb que, dans les années 60, l'esprit
dogmatique et l'esprit normatif se situaient du côté
de l'exégèse biblique, et que l'ouverture se situait
du côté de l'herméneutique littéraire.
Certes, il y a bien là tous les ingrédients de
l'affrontement entre ce que Hans Robert Jauss appelle la critique
néo-platonicienne des beautés éternelles
et disons la critique nouvelle, qui ne voit l'éternité
que dans l'infinité des interprétations, sans cesse
renouvelées par la situation historique unique du lecteur,
son "être-là" pour reprendre le concept
fondateur de l'herméneutique heideggerienne. La notion
de Dasein, qui dans ses isotopies ontologiques ne se laisse pas
épuiser par l'historicité, définit pourtant
la lecture dans sa finitude. Un nouvel infini s'est donc constitué
singulièrement à la faveur du vertige quantitatif
de l'addition absolue des finitudes herméneutiques. Hans
Robert Jauss, le principal théoricien de l'herméneutique
littéraire, entend le substituer à l'absolu qualitatif
du texte en ce que « le droit à l'interprétation
personnelle [sic] se justifie dans la mesure où elle permet
de comprendre le texte d'une façon nouvelle, et autrement,
et où elle fait droit au travail des prédécesseurs10
». Ainsi les deux infinis n'en font peut-être qu'un,
réunis qu'ils sont par l'impératif consensuel (pour
ne pas dire totalitaire) de l'herméneutique.
Jauss nous donne une idée de la vraie connivence qui existe
entre ces faux adversaires qui animent la critique littéraire
lorsqu'il affirme que « Dans l'horizon de l'expérience
esthétique, diverses interprétations peuvent exister
sans nécessairement se contredire l'une l'autre, parce
que la communication littéraire amorce un dialogue où
seul peut être dit vrai ce qui contribue à déployer
le sens inépuisable de l'oeuvred'art11.»
En nous inspirant de la fameuse formule de Philippe Lejeune sur
le roman autobiographique12, nous sommes tentés d'appeler
"pacte herméneutique" cet accord sur la primauté
de l'interprétation qui réunit d'apparents adversaires.
Tous les ouvrages qui ont initié les grands courants de
la critique moderne sont fondés sur ce pacte herméneutique
: rappelons, pour mémoire, Seven Types of Ambiguity de
William Empson, publié en 1920, qui est à l'origine
du New Criticism anglo-saxon. La portée révolutionnaire
du "conflit des interprétations" se trouve donc
considérablement diminuée par l'entente tacite
des critiques sur l'essentiel, à savoir sur la nature
herméneutique
de la critique littéraire.
Hans Robert Jauss fait le constat similaire que les grandes doctrines
de la critique littéraire contemporaines ont toutes comme
point commun l'insistance sur l'interprétation, mais pour
plaider en faveur de l'herméneutique. Jauss présente
cette remarque pour justifier de placer l'herméneutique
au cur de la critique littéraire, à l'instar de
Gadamer en philosophie. Voilà qui est loin de notre propos
puisque la méthodologie critique que nous entendons vise
à rendre toute sa place - mais rien que sa place - à
l'herméneutique, à savoir celle du moment liminaire
de l'heuristique, horizon tant déterminant que réfléchissant
de la critique.
Ce déplacement des problématiques s'impose d'autant
plus que la contradiction - qui fut naguère tenue pour
irréductible - entre le structuralisme américain,
héritier du New Criticism, et la critique de la réception
allemande est en passe d'être levée. Le courant
déconstructionniste placé sous le patronage de
Jacques Derrida en est pour une bonne part responsable. Outre-Atlantique,
les dernières années ont été marquées
par les travaux de Edgar Lohner qui, rompant avec l'hostilité
et les tabous de la critique américaine vis-à-vis
des Allemands, propose une fusion entre le New Criticism américain
et l'herméneutique allemande13. David Couzens Hoy14 va
jusqu'à tenter une synthèse encore impensable il
y a seulement dix ans, puisqu'il annexe au courant herméneutique
des critiques aussi différents que Michael Riffaterre,
Roland Barthes, Emil Staiger, Stanley Fish, Harold Bloom, Hans
Robert Jauss, fort du seul constat de leur union sacrée
sur l'orientation herméneutique de la critique (et cela
même si Jauss s'obstine à refuser d'intégrer
le structuralisme dans l'herméneutique en raison de la
visée anhistorique de ce dernier). C'est Paul Ricur qui,
au plan philosophique, affirme avoir accompli cette synthèse
entre le structuralisme et la phénoménologie herméneutique,
regroupant sous sa férule toutes les brebis perdues de
la "science de la littérature".
Nous nous réjouirions de cette réunification de
la famille critique si l'herméneutique, telle qu'elle
est aujourd'hui théorisée et pratiquée,
servait véritablement la littérature et au premier
chef la poésie. Le constat négatif que nous dresserons
de l'emprise herméneutique sur la critique littéraire
va nous conduire, au contraire, à réduire son champ
pour l'articuler à un processus plus vaste celui de l'heuristique.
En étudiant l'autonymie dans la poésie française15,
nous aurons tenté de montrer que le travail herméneutique
s'effectue au sein même du poème - ce qui légitime
la parole critique qui le double. Si interprétation il
y a, elle ne pourra être qu'ancillaire, ou visant à
une application, préparatoire à l'heuristique.
En aucun cas nous ne céderons au malentendu analogique
qui consiste à considérer l'interprétation
comme une réécriture.
1. H. G. GADAMER, article "Historicité"
in Encyclopedia Universalis, éd. 1989, t.11, p.516.
2. H. G. GADAMER, Idem, p.516.
3. H. G. GADAMER, Op. cit., p.513.
4. Idem.
5. Ibid., p.514.
6. H. MESCHONNIC, Le langage Heidegger, PUF,
1990, p.36.
7. R. BARTHES, Critique et vérité,
Le Seuil, 1966, p.64.
8. P. BRUNEL, D.MADELÉNAT, J. M. GLIKSOHN,
D.COUTY, La Critique littéraire, Paris, PUF, 1977, p.112.
9. R. BARTHES, Op. cit., p.64.
10. H. R. JAUSS, Pour une herméneutique
littéraire, Paris, Gallimard, 1988, p.439.
11. H.R. JAUSS, Idem, p.440.
12. Cf. P. LEJEUNE, Le pacte autobiographique,
le Seuil, 1975.
13. Cf. E. LOHNER, "The Intrinsic Method : Some Reconsiderations"
in The Discipline of Criticism : Essays in Literary Theory Interpretation
and History, éd. Peter Demetz, Thomas Greene, and Lowry
Nelson Jr., Yale University Press, 1968, pp. 147-172.
14. Cf. D. C. HOY, The Critical Circle : Literature,
History and Philosophical Hermeneutics, University of California
Press, 1978.
16. Cf. notre thèse L'autonymie dans
la poésie française, introduction à l'heuristique
littéraire, soutenue à l'université Paris
8, en janvier 1994.
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