PREMIER
SOIR
(prosopopée)
Alberti
Bloch
Hegel
Kant
Michel-Ange
Schelling
Solger
Vasari
Dans ce que Victor Hugo appelait "la région des
égaux"
nos ombres tentent de répondre à la question "Qu'est-ce
que la sculpture ?"
en mettant leurs certitudes anciennes à l'épreuve
des formes de Granai.
Michel-Ange
Granai, Granaio, Granaiolo, nos familles s'entendent au grain.
Je ne compte plus les séjours que j'ai fait à Carrare,
ta ville natale. Combien d'heures passées à choisir,
surveiller, suivre l'extraction de notre marbre, tel bloc que
tes ancêtres carriers et moi destinions au tombeau de Jules
II, tel autre à la façade de San Lorenzo.
Lorsqu'au soir de ma vie je peine, ébauche, mutile et
recommence encore la Pietà de Milan, qu'ai-je en commun
avec ce fringant polisseur de la Pietà de Saint-Pierre
? Que n'ai-je eu Brancusi, Richier, Calder ou Moore comme aides
! Que n'ai-je pu profiter de ta palette de matière, de
la mutilation enfin devenue classique, une fois disparue la statuaire
!
Ce non finito que bien souvent on m'imposa, tu sembles en disposer
à ta guise. Ma licenza... Mais quelle licence ? Je ne
mutile que ce que l'époque me commande d'interrompre.
Et pourtant j'ai si peu d'uvres achevées à mon
actif, voilà en creux et par défaut ma poétique.
Adossé à ce siècle, tu as su résister
aux modes, à celle de l'installation, à l'ostentation
minimaliste pour mieux réinventer l'inachevé, l'ombre,
le noir qui n'est autre que la couleur de la perfection. Loin
des assemblages de l'école turinoise des années
70, tu as fait tienne cette conception de l'Arte Povera que la
"commande publique" m'empêcha d'approcher.
Prisonnier des rêves de mon temps, j'ai tenté d'échapper
à la matière par la forme, la figura serpentina
que j'ajoutais au contrapposto, le déséquilibre
compensé, en ajoutant une torsion en spirale, comme si
j'allais pouvoir faire sortir ma figure du corps-tombeau des
platoniciens. Mes âmes auront lutté en vain contre
mes corps, alors que tes formes sont autant d'occasions d'un
triomphe de la matière, au plus grand délice des
âmes. Né dans la ville du marbre, tu as surmonté
la fascination du marbre.
Hegel
La sculpture correspond à l'âge classique non à
l'âge romantique. Se peut-il que Granai tienne les deux
âges dans une seule main ?
Vasari
Vous autres romantiques avez sans doute trop mis l'accent sur
le génie et sur la signature. Qui se souvient que le David
de Michel-Ange fut ébauché par un autre... Si vous
n'avez pas lu mes Vite, je vous signale que j'y indique qu'il
suffisait à Michel-Ange de voir une seule fois l'ouvrage
d'un autre pour le retenir parfaitement et l'utiliser à
l'occasion sans que personne ne s'en aperçoive.
Le classicisme n'épuise pas la puissance de la forme cachée.
Regardez la statue colossale en bronze que le pape exigea de
Michel-Ange, les Bolonais l'ont transformée en canon lorsqu'ils
reprirent leur indépendance !
Michel-Ange
La liberté n'est pas le libre-arbitre. Ainsi je dessinais
sous la contrainte quand la vie me commandait de ne pas sculpter.
Lorsqu'en 1529, la ville de Florence fut prise par les impériaux,
on me cacha dans San Lorenzo sous la chapelle des Médicis.
Ma seule ressource fut d'y couvrir les murs de dessins.
Alberti
Le propre du sculpteur est de libérer de la pierre ou
du marbre une forme ou une figure qui y était cachée,
en puissance. Ce que Michel-Ange matérialise avec ses
Esclaves n'est autre que cette idée que j'énonce
dans mon De Statua.
Schelling
Michel-Ange est en effet le représentant de la première
époque, la plus puissante de l'art libéré,
celle où il montre sa force encore indomptée dans
des monstres avortés : ainsi, d'après les poèmes
des temps symboliques primitifs, la terre produisit d'abord,
après les embrasements d'Ouranos, les Titans et les Géants
à l'assaut du ciel, avant que n'apparaisse le doux royaume
des dieux paisibles. Aussi le Jugement dernier, somme de l'art
dont cet esprit gigantesque a rempli la Chapelle Sixtine, nous
paraît faire songer aux premiers temps de la terre et à
ses monstres, plus qu'à ses derniers temps. En revanche
la matière qui nourrit les corps de Granai est celle de
la prophétie, et c'est le passage de la puissance des
rouleaux à l'acte noir du graphite.
Fasciné par les fondements les plus secrets de la figure
organique, et de la figure humaine en particulier, Michel-Ange
ne recule pas devant l'effrayant et il le recherche même
intentionnellement, le débusquant de son repos dans les
ateliers de la nature. Il compense l'absence de délicatesse,
de grâce, de complaisance, par l'exaspération de
la force; et l'épouvante que provoque ses tableaux équivaut
à la terreur que répand selon la fable le dieu
Pan, lorsqu'il apparaît dans les assemblées des
hommes. En règle générale, la nature produit
l'extraordinaire en isolant et en excluant des attributs : aussi
la gravité et la force naturelle mélancolique doivent-elles
l'emporter chez Michel-Ange sur le sens de la grâce et
sur la sensibilité de l'âme, pour faire apparaître
la suprématie de la force purement plastique dans la peinture
moderne. Chez Granai la force trouve son équilibre dans
la prophétie, qui est respect de la matière dans
ses formes révélées.
Kant
Les beaux-arts montrent leur supériorité précisément
en ceci qu'ils donnent une belle description de choses, qui dans
la nature seraient laides ou déplaisantes. Les furies,
les maladies, les dévastations de la guerre, etc. peuvent
en tant que choses nuisibles être décrites de très
belle façon.
La plastique, première espèce des beaux-arts de
l'image et de la forme, comprend la sculpture et l'architecture.
La sculpture présente sous forme corporelle (mais comme
art, en tenant compte de la finalité esthétique)
des concepts de choses, telles qu'elles pourraient exister dans
la nature; l'architecture présente les concepts des choses,
que seul l'art rend possible et dont la forme n'a pas comme principe
déterminant la nature, mais une fin arbitraire, et dans
cette optique elle doit aussi les présenter de telle sorte
qu'ils soient esthétiquement conformes à une fin.
Hegel
Peut-être avais-tu raison. Mais je ne crois pas que l'on
puisse faire l'économie de l'histoire, même en matière
d'esthétique. Comment situer les sculptures de Granai
? Et si nous demandions ses lumières à Solger :
il a toujours fait preuve d'une bienveillance à propos
du contemporain.
Solger
A camper sur le Parthénon, vous avez beau jeu de persifler,
d'autant que les "sculpteurs" contemporains de Granai
s'installent en "gérant l'espace". Ne comptez
pas sur moi pour voler à leur secours. La forme est imposée
et l'artiste s'en tient à des manutentions. Il n'a plus
qu'à signer et à encaisser les deniers. Mais Granai
me donne raison par ses alternatives farceuses à la rupture,
à l'innovation aussi bien qu'à la fin de l'art.
J'ai toujours considéré que l'art atteint son apogée
en réalisant l'idée tout en détruisant sa
réalisation. C'est le point romantique de l'ironie. Par
l'ironie, la réalité reconnaît qu'elle n'est
rien en dehors de l'acte de l'idée, mais l'idée
elle-même s'anéantit à son tour en suggérant
sa divine liberté. L'ironie est enthousiasme (en-theos,
en-dieusement), elle est la certitude que le beau en tant que
tel est voué à la disparition, mais elle exprime
également sa certitude dans l'éternité.
Pour toi, Hegel, la crise romantique ne peut se résoudre
que par la mort de l'art. Tu sais qu'elle est pour moi la manifestation
essentielle de l'art qui, ayant atteint le point culminant de
son classicisme, tente un suprême dépassement en
prenant conscience de sa signification métaphysique. J'aimerais
que l'on revienne ainsi sur l'acte unique de Duchamp au lieu
d'en faire un premier de cordée, et que, dans cette optique,
on relise le Klein du Dépassement de la problématique
de l'art.
Schelling
Une philosophie de l'identité pourrait vous mettre d'accord
en réconciliant la vie des formes et l'histoire des hommes.
La sculpture est peut-être le symbole le plus frappant
de cet organon de l'identité en ce qu'elle nous montre
l'infini dans le fini. Toute unité en effet, par exemple
celle de l'ésemplasie de l'infini dans le fini, inclut
dans sa perfection les autres en elle-même. Mais la sculpture
est parmi les formes d'art la seule qui égalise parfaitement
l'unité réelle, celle de la forme, et l'unité
idéale, celle de l'essence.
L'effet le plus immédiat de l'art et surtout de la sculpture
est le suivant : saisir et mesurer, comme d'un seul regard la
grandeur absolue, l'infini en soi, le saisir dans la finitude.
Kant
J'ai conscience du caractère limité de mes exemples.
Mais, vous savez, je n'ai jamais quitté Königsberg
! Et sur la sculpture de mon temps comment aurais-je pu avoir
quelques lumières ? Je sais désormais ce qu'il
en est. Mais il est un point sur lequel je ne transigerai pas,
c'est que la légalité de la forme n'est pas pensable
sans sa conformité paradoxale à la liberté
imaginative du sujet de l'esthétique. Le beau pourrait
sans doute se définir comme l'équilibre indéterminé
entre la légalité de la forme et la liberté
imaginative. Certes, la beauté libre ne peut être
que celle des formes naturelles, telle celle des cristaux du
marbre, mais s'il y a rapport esthétique et si nous pouvons
dire que ces formes sont belles, c'est que les règles,
dans le jugement du goût, ne peuvent être conçues.
Tout en s'imposant avec une véhémence sans pareille
dans la perception, elles demeurent cachées. S'il y a
manifestation de formes, c'est bien qu'un principe producteur
de règles est à l'uvre, mais ces règles
n'étant pas mécaniques, on ne peut les décoder.
J'en reviens à mes cristaux de marbre. Leurs formes sont
naturelles et pourtant abstraites. Aussi me suis-je réjoui
du développement de l'art abstrait au cours de ce siècle.
La peinture abstraite nous donne à voir les morphogenèses
naturelles. Si les grands tableaux abstraits sont beaux comme
des cristaux naturels, c'est qu'ils sont parfaitement intelligibles
à la vue tout en demeurant sans concept, c'est à
dire mécaniquement inintelligibles. Il est par conséquent
aberrant de parler d'art conceptuel.
Schelling
Tu sais bien que dans cette sphère, nul ne songe à
contester tes propositions. Mais la peinture est encore assujettie
à la régularité géométrique.
Dans la sculpture, la régularité géométrique
cesse d'être prédominante car ce n'est pas
une légalité finie, saisissable par la seule intelligence,
mais une légalité infinie, saisissable seulement
par la raison, qui est en même temps la liberté.
Toute la sculpture est transcendante par rapport à cette
légalité finie.
Cette ultime beauté qui est sublimité et qui demeure
originellement en Dieu comme indifférence totale de l'infini
et du fini, seule la sculpture est capable de la représenter.
Mais si nous recherchons en quel sens la plupart ont compris
ce surclassement de la réalité par l'art, il se
trouve que cette théorie a contribué à maintenir
la conception de la nature comme pur produit, sans guère
éveiller l'idée d'une nature vivante.
L'oeuvre d'art apparaîtra excellente dans la mesure où
elle nous aura montré comme ébauche cette pure
force créatrice et opérante dans la nature.
Hegel
Le type fondamental est donc donné à la sculpture,
et non inventé par elle. Mais dire que la figure humaine
fait partie de la nature, c'est user d'une définition
très vague, qui mérite d'être précisée.
Ce que l'opinion publique a apprécié dans les uvres
de Phidias, ce ne sont ni le charme et la grâce des formes
et des attitudes, ni l'attrait de l'expression, qui comme déjà
au temps de Phidias, est dirigée au-dehors et a pour but
de plaire au spectateur, ni l'élégance et la hardiesse
de l'exécution, mais c'est l'expression d'indépendance
de ces figures qui se suffisent à elles-mêmes.
Quelle que soit la fidélité avec laquelle les formes
sont exprimées dans les détails et dans l'ensemble,
cette fidélité ne constitue cependant pas la reproduction
pure et simple d'après nature. Car la sculpture a toujours
affaire à l'abstraction de la forme et doit par conséquent,
éliminer du corporel toute sa partie naturelle proprement
dite.
Schelling
Sur ce point je partage ton jugement, sinon comment expliquer
que les imitations de ce qu'on nomme le réel apparaissent
à toute intelligence, même peu cultivée,
dénuées de vérité au suprême
degré, donnant même une impression de fantômes,
tandis qu'une uvre où le concept domine, la saisit par
la pleine force de la vérité, et la transporte
dans le monde authentiquement réel ? D'où cela
vient-il, si ce n'est du sentiment plus ou moins obscur qui lui
dit que le concept est dans les choses l'unique vivant, alors
que tout le reste n'est qu'ombre inconsistante et vaine ?
La beauté caractéristique est donc la beauté
dans sa racine, à partir de laquelle la beauté
peut ensuite s'élever comme fruit; l'essence peut recouvrir
la forme, le caractéristique reste le fondement toujours
opérant du beau.
Bloch
Actuellement il est vrai que nous ne sommes pas à la hauteur
de ce que nous créons, et bien souvent, c'est comme si
la maison était inhabitée. Le nihilisme analytique
détruit, bien plus, le plus profond, le centre même
est atteint : nous sombrons à présent dans la plus
grande nuit que l'histoire ait jamais connue, celle qui obscurcit
l'intérieur mais surtout ce qui est extérieur et
supérieur. Il faut sentir à fond que, pour nous,
toutes les choses solides sont peu à peu devenues sans
vie et de simples habitudes médiocres. Peut-être
Nietzsche croyait-il suffisamment à ce qu'il disait, peut-être
aussi Schopenhauer, lui qui vivait intensément, Spinoza
aussi peut-être, more geometrico. Mais à tous il
manque d'être profondément déchiré
par les conséquences; on ne remplace pas les conséquences.
C'est donc vers l'Orient que nous allons; depuis longtemps déjà,
lui résister s'est révélé une chose
vaine. Les Grecs combattirent contre les Perses, ils vainquirent
à Marathon et à Salamine, mais Alexandre épouse
Roxane, abandonne sa garde macédonienne et meurt à
Babylone. Scipion détruit Carthage mais le sémite
Pierre détruit Rome, et la pénitence de l'empereur
Théodose devant l'évêque de Milan fut la
vengeance tardive mais définitive de Zama. Michel-Ange
se débat désespérément contre l'esclavage
mais la gradine ne peut servir le surhumain, et c'est l'hébreu
lapidé pour avoir entassé trois pierres qui demeure
dans le graphite de Granai, ses jabots de lumière comme
comme don, comme cèdres d'Hiram.
Le mythe magique revient en Europe, recouvrant toutes les influences
de l'Antiquité sous la forme d'un être contourné,
gothique, s'élançant comme une voûte transcendante,
triomphant même de l'irruption de la Renaissance et lui
survivant. Ce qu'Alexandre, le plus authentique des Grecs, abandonna,
Michel-Ange, Schelling et Schopenhauer ne l'ont pas abandonné
pour, à travers l'Europe, inscrire sur l'action et l'acuité
du concept la marque d'un secret, jambe de béton poli
où se fondent les derniers fragments du marbre.
DEUXIEME
SOIR
(prosopopée)
Bernard Palissy
Paul Valéry
Valéry
Comme un son pur, ou un système mélodique de sons
purs, au milieu des bruits, ainsi un cristal, une fleur, une
coquille se détachent du désordre ordinaire de
l'ensemble des choses sensibles. Ils nous sont des objets privilégiés,
plus intelligibles à la vue, quoique plus mystérieux
à la réflexion, que tous les autres que nous voyons
indistinctement. Ils nous proposent, étrangement unies,
les idées d'ordre et de fantaisie, d'invention et de nécessité,
de loi et d'exception; et nous trouvons à la fois dans
leur apparence, le semblant d'une intention et d'une action qui
les eût façonnés à peu près
comme les hommes savent faire, et cependant l'évidence
de procédés qui nous sont interdits et impénétrables.
Nous pouvons imiter ces formes singulières; et nos mains
savent tailler un prisme, assembler une feinte fleur, tourner
ou modeler une coquille; nous savons même exprimer par
une formule leurs caractères de symétrie ou les
représenter d'assez près par une construction géométrique.
Jusque-là, nous pouvons prêter à la "Nature"
: lui donner des dessins, une mathématique, un goût,
une imagination, qui ne sont pas infiniment différents
des nôtres; mais voici que, lui ayant concédé
tout ce qu'il faut d'humain pour se faire comprendre des hommes,
elle nous manifeste, d'autre part, tout ce qu'il faut d'inhumain
pour nous déconcerter... Nous concevons la construction
de ces objets, et c'est par quoi ils nous intéressent
et nous retiennent; nous ne concevons pas leur formation, et
c'est par quoi ils nous intriguent. Bien que faits ou formés
nous-mêmes par voie de croissance insensible, nous ne savons
rien créer par cette voie.
Mais bientôt ma question se transforme. Elle s'engage un
peu plus avant dans la voie de ma naïveté, et voici
que je me mets en peine de rechercher à quoi nous reconnaissons
qu'un objet donné est ou non fait par un homme ?
Comme on dit : un "Sonnet", une "Ode", une
"Sonate" ou une "Fugue", pour désigner
des formes bien définies, ainsi dit-on : une "Conque",
un "Casque", un "Rocher", un "Haliotis",
une "Porcelaine", qui sont noms de coquilles; et les
uns et les autres mots donnent à songer d'une action qui
vise à la grâce et qui s'achève heureusement.
Qu'est-ce qui peut m'empêcher de conclure à quelqu'un
qui, pour quelqu'un, a fait cette coque curieusement conçue,
tournée, ornée, qui me tourmente ?
Toutes ces remarques concourent à me faire penser que
la fabrication d'une coquille est possible.
Mais que j'essaie à présent de m'y mettre, de modeler
ou ciseler un objet analogue, je suis d'abord contraint de rechercher
quelque matière convenable pour la pétrir ou la
profiler; et il arrive que j'aie "l'embarras du choix".
Je puis songer au bronze, à l'argile, à la pierre
: le résultat final de mon opération sera, quant
à la forme, indépendant de la substance choisie.
Je ne requiers de cette substance que des conditions "suffisantes"
mais non strictement "nécessaires". Selon la
matière employée, mes actes, sans doute, seront
différents; mais enfin ils obtiendront d'elle, si différents
qu'ils soient, et quelle qu'elle soit, la même figure voulue
: j'ai plusieurs voies pour aller, par la matière, de
mon idée à son effigie.
Le petit problème de la coquille suffit à illustrer
assez bien tout ceci, et à illuminer nos limites. Puisque
l'homme n'est pas l'auteur de cet objet, et que le hasard n'en
est point responsable, il faut bien inventer quelque chose que
nous avons nommé Nature vivante. Nous ne pouvons guère
la définir que par la différence de son travail
avec le nôtre; et c'est pourquoi j'ai dû préciser
un peu celui-ci. J'ai dit que nous commencions nos ouvrages à
partir de diverses libertés : liberté de matière,
plus ou moins étendue; liberté de figure, liberté
de durée, toutes choses qui semblent interdites au mollusque.
Mais la fabrication de la coquille est chose vécue et
non faite : rien de plus opposé à notre acte articulé,
précédé d'une fin et opérant comme
cause.
J'ai lu que notre animal emprunte à son milieu une nourriture
où existent des sels de calcium, que ce calcium absorbé
est traité par son foie, et de là, passe dans son
sang. La matière première de la partie minérale
de la coquille est acquise : elle va alimenter l'activité
d'un organe singulier spécialisé dans le métier
de sécréter et de mettre en place les éléments
du solide à construire.
Que constatons-nous ? Le travail intérieur de construction
est mystérieusement ordonné. Les cellules sécrétoires
du manteau et de sa marge font leur uvre en mesure : les tours
de spires progressent; le solide s'édifie; la nacre s'y
dépose. Mais le microscope ne montre pas ce qui harmonise
les divers points et les divers moments de cet avancement périphérique
simultané.
Rien, dans notre conscience de nos actions, ne nous permet d'imaginer
ce qui module si gracieusement des surfaces, élément
par élément, rangée par rangée, sans
moyens extérieurs et étrangers à la chose
façonnée, et ce qui raccorde à miracle ces
courbures, les ajuste, et achève l'uvre avec une hardiesse,
une aisance, une décision, dont les créations les
plus souples du potier, ou du fondeur de bronze ne connaissent
que de loin le bonheur. Nos artistes ne tirent point de leur
substance la matière de leurs ouvrages, et ils ne tiennent
la forme qu'ils poursuivent que d'une application particulière
de leur esprit, séparable du tout de leur être.
Peut-être, ce que nous appelons la perfection dans l'art
(et que tous ne recherchent pas, et que plus d'un dédaigne),
n'est-elle que le sentiment de désirer ou de trouver,
dans une uvre humaine, cette certitude dans l'exécution,
cette nécessité d'origine intérieure, et
cette liaison indissoluble et réciproque de la figure
avec la matière que le moindre coquillage me fait voir
?
Palissy
Si tu considères les pétoncles et les sourdons
et plusieurs autres espèces, tu trouveras une industrie
telle qu'elle te donnera occasion de rabaisser la gloire de l'homme.
As-tu jamais veu chose faite de main d'homme qui se peust rassembler
si justement que font les deux coquilles
et harnois desdits sourdons et pétoncles ? Certes il est
impossible aux hommes de faire le semblable. Penses-tu que ces
petites concavitez et nervures qui sont auxdites coquilles, soyent
faites seulement par ornement, et beauté ? Non, non :
il y a quelque chose d'avantage.
Quelque temps après que j'eu considéré les
horribles dangers de la guerre, desquels Dieu m'avoit merveilleusement
délivré, il me print envie de désigner et
pourtraire l'ordonnance de quelque ville en laquelle on peust
estre asseuré en temps de guerre : mais considérant
les furieuses batteries desquelles les hommes s'aident, j'estois
presque hors d'espérance et estois tous les jours la teste
baissée, craignant de voir quelque chose qui me fist oublier
les choses que je voulois penser, car les habitants les fortifient,
en rompant les maisons qui sont joignant les murailles de la
cloison de la Ville et font de grandes allées entre les
maisons et lesdites murailles. Et quoy ? En temps de Paix les
murailles sont inutiles. Ayant donc considéré ces
choses, je trouvay que lesdites Villes ne me pouvaient servir
d'aucun exemplaire, veu que quand les murailles sont gagnées,
la ville est contrainte de se rendre. Voilà bien un pauvre
corps de Ville quand les membres ne se peuvent consolider et
aider l'un l'autre. Brief, toutes telles Villes sont mal désignées,
attendu que les membres ne sont point concathenez avec le corps
principal. Il est fort aisé de battre le corps, si les
membres ne donnent aucun secours. Quoy voyant j'ôtais mon
espérance de prendre aucun exemple sur les villes qui
sont édifiées à présent.
Alors je commençay d'aller par les bois, montagnes et
vallées pour voir si je trouverois quelque industrieux
animal. Je vis une jeune limace qui bastissoit sa maison et forteresse
de sa propre salive. Alors bien joyeux, je me pourmenay decà
delà, d'un costé et d'autre, pour voir si je pourrois
encore apprendre quelque industrie sur les bastiments des animaux,
ce qui dura l'espace de plusieurs mois, en exerçant toutesfois
toujours mon art de terre pour nourrir ma famille. Après
que plusieurs jours j'eu demeuré en ce débat d'esprit,
j'avisay de me transporter sur le rivage et rochers de la mer
Océane où j'apperceu tant de diverses espèces
de maison et de forteresses que certains petits poissons avaient
faites de leur propre liqueur et salive. Tous ces poissons susdits
sont foibles, comme je t'ai cy devant dit : mais quoy ? voicy
à présent une chose admirable, qui est que Dieu
a eu si grand soin d'eux qui leur a donné industrie de
se sçavoir faire à chacun d'eux une maison, construite
et nivelée par telle Géométrie et Architecture,
que jamais Salomon en toute sa Sapience ne sceut faire chose
semblable : et quand mesme tous les esprits des humains seroient
assemblez en un, ils n'en scauraient avoir fait le plus moindre
traict. Je me pourmenay sur les rochers pour contempler de plus
près les excellentes merveilles de Dieu, et ayant trouvé
certains gembles qu'on appelle autrement oeils de bouc, j'apperceu
qu'ils estoyent armez par une grande industrie : car n'ayans
qu'une coquille sur le dos, ils s'attachoyent contre les rochers,
en telle sorte que je pense qu'il n'y a nul poisson en la mer,
tant soit-il furieux qui le sceust arracher de ladite roche.
Cela augmente en telle sorte la force de ladite forteresse, comme
feroyent certains arcboutans appuyez contre une muraille pour
la consolider : et de ce n'en faut douter, j'en croiray toujours
les Architectes de bon jugement. Penses-tu que les poissons qui
érigent leurs forteresses par lignes aspirales ou en forme
de limace, que ce soit sans quelque raison ? Non, ce n'est pas
pour la beauté seulement, il y a bien autre chose. Lors
je me mis à regarder lequel de tous les poissons seroit
trouvé le plus industrieux en l'Architecture, à
fin de prendre quelque conseil de son industrie. Or en ce temps-là,
un Bourgeois de la Rochelle nommé l'Hermite, m'avoit fait
présent de deux coquilles bien grosses, sçavoir
est, de la coquille d'un pourpre (Murex L.), et l'autre d'un
buxine (buccin) lesquelles avoyent esté apportées
de la Guinée, et estoyent toutes deux faites en façon
de limace et ligne aspirale : mais celle du buxine estoit plus
forte et plus grande que l'autre, toutesfois veu le propos que
j'ay tenu cy dessus, c'est que Dieu a donné plus d'industrie
ès choses faibles, que non pas aux fortes, je m'arrestoy
à contempler de plus près la coquille du pourpre
que non pas celle du buxine, parce que je m'asseurois, que Dieu
lui auroit donné quelque chose d'avantage, pour récompenser
sa foiblesse. Et ainsi estant long-temps arresté sur ces
pensées j'avisay en la coquille du pourpre, qu'il y avoit
un nombre de pointes assez grosses qui estoyent à l'entour
de ladite coquille : je m'asseuray deslors, que non sans cause
lesdites cornes avoyent esté formées, et que cela
estoit autant de boulevards et défenses, pour la forteresse
et retraitte dudit pourpre. Quoy voyant ne trouvay rien de meilleur
pour édifier ma Ville de forteresse, que de prendre exemple
sur la forteresse dudit pourpre et pris quant et quant un compas,
reigle et autres outils nécessaires, pour faire mon portrait.
TROISIEME
SOIR
(prosopopée)
Robert Granai
Michel Leter
Anne Rivière
Les vivants se mesurent désormais à leurs ombres.
Granai
(Songeant aux paroles de Valéry) « Le résultat
final de mon opération sera, quant à la forme,
indépendant de la substance choisie ». On entre
là dans le problème de la destination de l'objet,
de sa pérennité, de sa durée. Le problème
de la sculpture, c'est la lumière. L'objet doit recevoir
la lumière ou la refléter. Quand on pense à
une figure on pense à une sorte de jabot de lumière
qui court autour d'un cou ou autour de la forme centrale. Non,
la matière n'est pas indifférente à la forme.
On ne choisit pas innocemment la lumière que l'on veut
transmettre : ces petits points de soleil. Soit on chauffe la
matière que l'on fait, que l'on modèle, soit on
choisit de refléter cette chaleur. Le problème
est différent. Ou bien on dispose de l'écho de
cette lumière ou bien on recueille cette lumière
pour en faire une sorte de calorifère. Mais en fait, peu
importe la matière choisie, (Niki de Saint-Phalle va chercher
sa matière dans les poubelles). C'est la réception
de la chaleur qui compte et non pas la prétendue hiérarchie
des matières.
Rivière
Rodin qui donnait pour conseil de sculpter « par l'exécution
serrée des profils, c'est-à-dire par l'exécution
des divers contours d'un même corps ou objet vu sous divers
angles », avait confié à Dujardin-Beaumetz
: « Je place le modèle de manière que la
lumière, se découpant sur le fond, éclaire
ce profil. Je l'exécute, je tourne ma selle et celle de
mon modèle, j'en vois ainsi un autre, je tourne encore
[...] en tournant ma selle, les parties qui étaient dans
l'ombre se présentent à leur tour à la lumière
[...], car c'est toujours dans la lumière que je travaille
ou du moins autant que je le puis [...]. »
Granai
Mais statuaire et sculpture sont des termes obsolètes.
Il serait plus pertinent de parler de stabile ou de mobile comme
Calder.
Rivière
Vous avez l'air de dire là que vous ne travaillez pas
dans le registre de la statuaire. Or, pour moi, la statuaire
ou la sculpture est ce qui assure l'apparition de formes de façon
analogue à ce que fait la physique du monde naturel. A
la différence des installations contemporaines qui, elles,
occupent un espace de circulation avec des constructions humaines.
Les manifestations de la statuaire sont dans un rapport fond/forme
qui assure une liaison indissoluble de la représentation
avec la matière. Que l'on soit dans la figuration ou l'abstraction,
on a toujours à faire avec des formes naturelles, celles
du vivant ou celles qui appartiennent à notre monde physique.
Granai
Alors disons que j'ai un désir de statuaire. Fils de sculpteur,
tout me porte pourtant vers la statuaire. Le marbre est revêtu
pour moi de ce même pouvoir d'attraction dont je dois me
prémunir. Né à Carrare sous l'ascendant
du marbre, j'ai dû autant que faire se peut éviter
le marbre.
Leter
Cette tentation du marbre est visible à l'oeil nu dans
certaines de vos oeuvres tel Le Secret, où le marbre fragmenté
se trouve emprisonné dans la jambe de force du béton
poncé comme marbre. On songe au Victor Hugo de la Réponse
à un acte d'accusation qui, mettant un bonnet rouge au
vieux dictionnaire, fait fraterniser la vache et la génisse.
Vous vous exilez d'un matériau noble pour mieux ennoblir
les matières marquées de l'F des forçats...
Granai
J'ai toujours considéré le marbre, et particulièrement
le marbre de Carrare, comme la vraie noblesse de la Nature. Songez
qu'il a fallu qu'il y ait sédimentation et que tout d'un
coup, dans tant de kilomètres, il y ait une source de
chaleur de tant de degrés qui cristallise de cette façon
de tout petits cristaux. Il faut tellement de choses pour qu'il
y ait ce marbre, et c'est la noblesse de la nature. Je me suis
interdit le marbre parce que c'est la matière la plus
noble et la mieux faite pour la sculpture. Que ce soit avec la
gradine ou l'aiguille le sculpteur caresse le marbre. On modèle
petit à petit. La forme s'obtient par mille travaux d'approche.
Peut-être avez-vous assisté au travail d'un metteur
au point... Il arrive au millimètre à faire le
bout du nez ou la commissure des lèvres... Et L'approche
avec l'aiguille, la petite masse au creux de la paume... C'est
un plaisir d'approcher avec le poids de la masse dans la main.
La masse, c'est de l'acier, elle se creuse au contact du bout
de l'aiguille. Il y a quelque chose de très amoureux dans
la taille du marbre. Vous savez on pèle le marbre, on
l'effeuille, tandis que la pierre, on tape dessus, on a de gros
outils emmanchés en bois, on tape dedans, sauf si on tombe
sur des zones de clivages. Le marbre, au contraire, il faut l'écailler.
Ensuite on établit les points. Il y a trois ou cinq points
qui sont des petits bouts de pointes de tétons de plomb
ou de bois pour poser le compas, et puis on écaille le
marbre.
Leter
Les inachevés de Michel-Ange en gardent les traces.
Granai
Exactement, sur Les Esclaves on voit les coups de gradine.
Rivière
J'aimerais insister sur la poétique des termes techniques,
des noms d'outils, des qualités physiques des matériaux.
Le marbre est une roche métamorphique et porte en lui
les métamorphoses voulues par l'artiste à l'aide
de la gradine ou de la boucharde. Les ébauchoirs, mirettes
gouges et autres rifloirs ont tous leur usage adapté à
des matériaux aussi divers que l'argile, le plâtre
ou le bois. La statuaire est une trace, une signature du temps
dans l'espace et cela ne se peut qu'à l'aide d'instruments
qui font le lien entre l'artiste et la matière.
Granai
En dépit du plaisir que me procure le marbre. J'utilise
le graphite, son négatif. Le marbre est une pierre que
l'on grave, que l'on attaque avec un burin tandis qu'avec le
graphite, c'est le contraire, c'est la matière qui écrit.
Le graphite, qui habituellement sert d'agent de séparation
entre une pièce et son monde, redevient matière
première. Il est amusant de compacter le graphite, d'essayer
d'en faire un gros crayon, qui n'écrit pas. On fait un
bloc de ce qui aurait pu écrire mille livres par exemple.
C'est déjà l'emprisonnement d'une écriture
ou de paroles données. On en revient à Paul Valéry,
si on a une pensée belle et dure on l'exprimera dans un
matériau bel et dur - comme les paroles gelées
de Rabelais - mais si on a le désir de rechercher, de
fouiller dans la matière, on va chercher des pierres plus
tendres, on va chercher des fentes où les doigts peuvent
se glisser et vont caresser la matière à pétrir,
la modeler, mais c'est aussi différent. A l'origine les
grandes pièces étaient taillées dans la
falaise. La statuaire grecque était surtout une statuaire
de bronze; ce sont les Romains qui ont commencé la pierre;
c'est bien significatif que les grecs aient modelé et
que les sculpteurs romains aient taillé.
Dans l'histoire de la sculpture, il y a les grattages de bois
qui préfiguraient les colonnes qui étaient soit
en bois, soit en bois relié. Quant le bronze et le fer
sont apparus, on a pu tailler, on a pu imiter la forme laissée
par le bois (les cannelures) des colonnes, les colonnades. C'est
toujours l'éternel processus qui conduit à remplacer
un matériau ancien par un matériau nouveau.
Qu'est-ce qui se passe dans la fossilisation ? Il y a un os et
puis il y a une espèce d'osmose entre la terre et l'os,
ce qui fait que l'essence de l'os est petit à petit enlevée
et remplacée par du calcaire et on trouve un fossile.
C'est une mécanique merveilleuse.
A une époque, je ne voulais pas jeter les cendres. Elles
nous ont donné de l'énergie, de la chaleur, pourquoi
les jeter ? Il fallait que j'en fasse quelque chose. Il fallait
que je conserve le souvenir de ces cendres. Alors j'ai compacté
ces cendres comme je le fais avec d'autres matériaux.
La matière industrielle est aussi respectable que la matière
naturelle. Le ciment est aussi une matière industrielle
depuis les romains. II fallait cuire une pierre pour qu'elle
souffle son eau et qu'elle aspire son eau après. Toutes
les matières sont nobles.
S'il est un humanisme, il consiste à trouver l'attitude
qui nous permette de tutoyer notre sur la matière. Comme
il y a une marche du compagnon, il y a une marche du sculpteur
et du peintre qui jadis mettaient le pied en équerre,
comme dans le tableau Bonjour Monsieur Courbet. On était
un grand peintre parce qu'on avait la marche des peintres, parce
qu'on en avait la marche et la démarche.
La définition de la sculpture qui n'est pas trouvée
et qui ne sera peut-être jamais trouvée
c'est la définition d'un comportement vivant non pas avec
la matière mais pratiquant et pénétrant
cette matière. Lorsque notre corps est devant une source
de chaleur, on bombe le torse (chez les verriers par exemple).
Pour chercher l'air, on doit bomber le torse, et on a un autre
geste pour frapper. On a une attitude devant les choses et c'est
cette attitude qui souvent conduit à la naissance des
formes.
Rivière
C'est Merleau-Ponty, je crois, qui parlait de "force lisible
dans une forme". Comprendre ce qui régit la sculpture,
c'est prendre en compte la perception et donc la possibilité
de discerner les contours de l'uvre, contours qui n'appartiennent
ni au fond ni à la forme mais assurent la saillance perceptive.
C'est cette saillance qui est porteuse de la force interne de
la sculpture.
« Dans chaque perception, c'est la matière même
qui prend sens et forme » dit encore Merleau-Ponty et c'est
bien de cela qu'il s'agit lorsqu'une uvre se présente.
Parce que nous la regardons, la matière devient la forme
qu'a voulu pour elle le sculpteur.
Leter
Comment la liberté de l'homme dialogue-t-elle avec la
natura naturans, la nature productrice ? Quelle est l'incidence
des variations de la position du sculpteur sur les formes ?
Granai
Nous avons parlé des carriers, revenons à notre
ami Michel-Ange. Les jeunes carriers qui devaient être
les modèles de Michel-Ange avaient les hanches et l'articulation
des hanches, par rapport au torse, différentes de la normale
parce qu'en maniant le marbre, les carriers faisaient une sorte
de rotation sur les jambes bien implantées au sol. Cela
donnait une morphologie particulière aux gens qui travaillaient
le marbre et Michel-Ange s'est inspiré de cette forme-là.
La position joue aussi en peinture. Que l'on songe à Renoir
qui souffrait de cette arthrite évolutive et qui peignait
penché. Il était contraint d'arrondir ses formes.
Il ne pouvait avoir l'agressivité de Dürer qui attaquait
avec une pointe. Je crois que le corps à beaucoup à
"dire" dans l'élaboration des formes.
Rivière
Pourquoi cela vous gêne-t-il lorsqu'on parle de gestion
de l'espace ?
Granai
Il y a un côté petit boutiquier dans gérer
l'espace. C'est le mot gérer qui me gêne, cette
fructification boutiquière de l'espace.
Rivière
Il s'agit d'organisation de l'espace. Que se passe-t-il entre
l'espace corporel de l'artiste et l'espace de l'uvre d'art ?
Dans les deux cas, avons-nous affaire à un même
espace physique ou l'artiste est-il prisonnier d'un espace "psychique"
qui lui est propre ? Et les formes créées trouveraient-elles
leur origine dans cet espace tout en apparaissant sur un autre
substrat ? Dans le cas des installations, j'ai l'impression que
lorsque le créateur utilise l'espace physique pour laisser
des traces de son travail, son propre corps est absent sauf à
venir circuler dans cet espace. Il est en dehors. Alors qu'un
artiste qui travaille dans le champ de la production de formes,
sans déplacement, permet la communication entre un espace
interne et un espace externe.
Granai
C'est vrai, il y a une identité ou une parenté.
Rivière
On en revient à la question de la validité des
mots sculpture et statuaire rattachés à votre travail.
Je crois que vous êtes un sculpteur au sens où vos
uvres ont le caractère de formes naturelles. Elles sont
ce qu'elles représentent et leur organisation retrouve
une intériorité qui est celle de la nature. Elles
véhiculent un langage figuratif naturel au travers d'une
figuration du réel.
Leter
Il y a paradoxalement une opposition entre la création
de formes, tant naturelles qu'artistiques, et ce que les sculpteurs
contemporains font. Nous continuons à payer le divorce
entre la beauté naturelle et la beauté artistique
consommé par Hegel qui, contre Schelling et les philosophes
de la nature, affirme l'exclusivité artistique du beau.
En vérité la forme créée est autonome.
Elle peut donc être déplacée envers et contre
l'espace. L'installation a besoin du décor muséal
ou naturel pour se manifester, comme chez Richard Long. Le Land
Art par ses artifex (Christo) en impose à la nature. Or
le Land Art apparaît aujourd'hui comme un art réactionnaire.
Le rapport cartésien de domination qu'il induit n'est
plus concevable dès lors que l'éco-logie est prise
en compte.
Granai
Nous entretenons une relation physique à la matière
que l'on s'apprête à sculpter. On parle à
la matière, on parle au ciment quand le métal est
en fusion. C'est très troublant quand on voit les deux
masses de métal qui se rejoignent et viennent se fusionner.
Il y a des petites secondes affolantes que ce soit dans la fusion,
que ce soit dans la taille. Pourquoi donne-t-on un coup de côté
qui est bon, alors qu'on s'attendait à ce qu'il y ait
une petite coquille ? Mais comment le dire. Même les objets
très modestes, ce qu'on appelle le jeu fonctionnel qui
fait qu'une rotule est une rotule, qui fait qu'une pièce
d'acier ou même d'aluminium très vulgaire devient
vivante... Pourquoi ? Parce qu'il y a un espace très infime
qui ne reçoit pas la poussière et qui fait que
la pièce s'articule comme une rotule. Qu'on le veuille
ou non, il y a quelque chose de troublant là-dedans. Est-ce
que je me fais bien comprendre ?
Rivière
Vous commencez à nous faire comprendre cette émotion.
Granai
La matière est vivante. Tout simplement, lorsqu'on taille
un morceau de calcaire, on taille des millions de petits radiolaires,
un cimetière de petits êtres.
Leter
Le Cimetière marin qui berça votre adolescence
?
Granai
Oui, peut-être. Mais quand on taille le marbre, ces petits
êtres qui sont passés par le four de la nature,
il est assez vertigineux de penser qu'on aborde une telle matière.
La pierre est vivante, c'est évident, comme est vivant
le bois.
Si la jointure est possible avec la matière, c'est que
la matière est notre sur. L'humanisme, c'est peut-être
ce tissu interstitiel entre nous et la matière.
Leter
De même, vous êtes à la jointure de plusieurs
époques...
Nous ne sommes plus dupes du nouveau. Le geste de Duchamp ne
peut être fondateur que de lui-même. Il n'est pas
pensable que cette attitude devienne mythique (c'est à
dire répétée dans un éternel retour
pseudo-nietzschéen), il est paradoxal que Duchamp aient
des épigones et que se soit instaurée une tradition
du ready-made et du ready-made aidé (qu'est-ce que la
touche de Lavier sinon le dernier avatar de la "Pharmacie"
de Duchamp ?)
Nous ne croyons plus que l'effacement des limites de l'uvre soit
"subversif" dans la mesure où, de la fascination
pseudo-critique du donné on passe vite à son esthétisation.
Avec le constructivisme de Gabo, les fils de nylon des uvres
tendent déjà le vide. Ce sont les intervalles qui
font sens. Depuis, dans le climat anti-humaniste qui marque tant
la philosophie que l'art contemporain, les artistes ont été
enclins à faire de l'absence un centre, un substitut à
la forme. Comme dans la philosophie de Heidegger, c'est le retrait
de la chose qui tient lieu d'horizon d'attente.
De même, nous ne pouvons souscrire à l'imposture
de Beuys, qui s'affirme "sculpteur", tout en voulant
nous faire croire, par on ne sait quelle surenchère platonicienne,
que l'idée est dissociable de la forme. Nous ne nous laissons
plus leurrer par la "provocation de l'espace social"
qui serait induite par les lieux de Beuys. Tout comme le Land
Art de Christo (et ses parapluies qui tuent...), ces mises en
scène n'inaugurent rien d'autre qu'un retour à
la négation Leibnizienne de l'autonomie de la forme substantielle.
Ce que le Minimal Art (Smith, André, Judd, Flavin, Lewitt,
Morris) nous présente comme une innovation n'est qu'une
fascination du donné. L'artiste renonce à la transfiguration
du matériau, pour se soumettre à la seule organisation
d'un espace, souvent défini par l'institution culturelle.
L'art classique, qui est supposé être dépassé
ici, n'a jamais été un art du donné. On
peut légitimement opposer le conformisme fascinatoire
et historiciste de l'art contemporain (ballotté entre
expressionnisme et inexpressionnisme) à la mimesis aristotélicienne,
selon laquelle la poésie est plus vraie que l'histoire
parce qu'elle ne dit pas ce qui est mais ce qui pourrait être.
Somme toute les installations contemporaines renouvellent l'erreur
commise par Strabon, dans son Rerum Geographicum, qui considérait
comme maladroit le Jupiter colossal de Phidias parce que s'il
s'était levé de son trône (étant représenté
assis), il aurait dû défoncer le toit du temple.
Ce « jugement est entièrement inesthétique,
répondra Schelling, toute uvre sculpturale est un monde
pour soi, elle a son espace en elle-même tout comme l'univers,
et il ne faut l'apprécier et la juger qu'à partir
d'elle-même; l'espace extérieur lui est fortuit
et ne peut contribuer en rien à son estimation ».
L'installation n'installe rien qu'un nouvel académisme.
En choisissant Granai, nous choisissons le prophétisme.
Par prophétisme, nous n'entendons pas tant une divination
que notre situation critique dans le présent. La véritable
critique sociale réside non pas dans la performance mais
dans l'achèvement de la forme. C'est seulement lorsque
la forme est achevée que le dépassement de l'art
est envisageable où comme le dit Schiller à la
fin de la vingt-deuxième de ses Lettres sur l'éducation
esthétique de l'homme : « seul l'achèvement
de la forme peut anéantir la forme ».
Nous refusons l'alternative qui nous condamne à penser
l'histoire de l'art soit linéairement comme Hegel, soit
cycliquement comme Nietzsche. Face aux anachronismes et aux "retours-à",
notre communauté de savoir sera uchronique. La forme du
dialogue de ce temps qui n'est plus nouveau ni à
venir, mais dont on s'éprend sera donc la prosopopée.
Car les poètes disparus ont une voix, et nous ne saurions
apposer notre signature avant que cette voix ne se fasse entendre.
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