Michel Leter

Education nationale et liberté : une approche heuristique

séminaire dirigé au collège international de Philosophie (199

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S O M M A I R E

 

Introduction
1. De l'heuristique littéraire à l'heuristique générale, 2. - 2. Les termes philosophiques et cosmopolitiques du débat sur l'éducation nationale, 3.

Chapitre I. - Genèse du concept d'éducation nationale dans sa relation à l'État démocratique et culturel.
1. La naissance du concept et l'idéal laïque : L'Essai d'éducation nationale de La Chalotais (1763), 6. - 2. La révolution française et les origines de l'État culturel : éducation nationale contre instruction publique, 6. - 3. Fichte, Guillaume de Humboldt et les répercussions éducatives et politiques de la mise en prospective de l'a priori kantien, 8. - John Dewey et les véritables conséquences du pragmatisme, 9. - 5. Hannah Arendt et l'impossible synthèse des modernités pédagogiques et politiques, 11.

Chapitre II. - Prolégomènes éducatifs à une critique de l'économie des savoirs.
1. Critique heuristique du matérialisme historique, 13. - 2. Critique heuristique des généalogies de la valeur et du savoir, 14. - 3. Critique heuristique du libéralisme, 14. - 4. Fondements politiques d'une économie des savoirs : l'autonomie heuristique de Vaihinger et de Kelsen. 14.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

1. De l'heuristique littéraire
à l'heuristique générale

Le séminaire proposé présente les derniers prolongements, en philosophie politique, d'une réflexion esquissée en critique littéraire par une mise en cause de la monologie herméneutique des sciences humaines.
Ce cycle de recherche fut inauguré par un séminaire donné en 1991 au Collège international de philosophie sous le titre de "Théorie de l'heuristique littéraire" dont s'est nourrie ma thèse, L'autonymie dans la poésie française : introduction à l'heuristique littéraire, laquelle - placée sous la férule de Michel Deguy - sera soutenue au cours de cette année 1993 à l'université Paris VIII.
L'élaboration de cette heuristique générale s'est poursuivie en 1992 à la faveur d'un second séminaire donné au Collège, "Le beau, le vrai, le bien dans l'art contemporain", organisé en lien avec la galerie Alessandro Vivas dont j'assume la direction artistique.
Les deux versants, poétique et plastique, de cette "esthétique" n'avaient pas seulement pour ambition de redéfinir les conditions d'une critique littéraire et d'une critique d'art, mais, avec pour horizon une philosophie pratique, de réarticuler la dimension politique de la liberté humaine à l'acte de création poétique et artistique.
L'exercice de cette liberté n'est pas causa sui ; il ne conduit pas à la conception d'un art pour l'art mais nécessairement à une politique, qui donne à notre heuristique littéraire et picturale l'extension d'une heuristique générale conçue comme praxis d'émancipation par la connaissance créatrice, valeur dont il reste à déployer le volet économique.

Un tel idéal de libération politique s'oppose aux généalogies nietzschéennes et foucaldiennes. Sa cristallisation autour de la question de l'éducation nationale sera présentée sous forme de prolégomènes à une critique de l'économie des savoirs dirigée autant contre le matérialisme historique ( et contre la notion même d'idéologie) que contre "l'empirisme pur" (et ses conséquences pragmatiques) qui fondent le libéralisme.
Cette excursion en philosophie politique peut surprendre, mais elle tient à la fois au problème éthique et économique de la valeur rencontré lors des deux derniers séminaires - et que nous n'avons pu résoudre - et au caractère même de "l'indiscipline" heuristique. Rappelons pour tempérer cet aspect que le principal inspirateur d'Hans Kelsen n'est autre que le néo-kantien Hans Vaihinger qui développa la notion d'heuristische Fiktionen énoncée par Kant dans sa Critique de la raison pure1.
Car le sujet du poème, le sujet de la peinture dès lors que s'appuyant sur la Wissenschafslehre de Fichte, on conçoit que l'être et la liberté trouvent leur unité dans le savoir (l'acte libre n'étant plus exclu de l'ontologie) et que la pratique de création est directement confrontée au politique comme forme d'exercice de la citoyenneté. Les heuristique littéraire, esthétique et politique appellent donc à la constitution d'une heuristique générale.

2. Les termes philosophiques et cosmopolitiques du débat sur l'éducation nationale
Le débat politique qui se développe aujourd'hui sur l'éducation nationale n'est pour l'heure qu'une joute culturelle. Résolument inactuel par conviction historique, le séminaire proposé a pour ambition de contribuer à ôter sa force cinétique à l'affrontement sur l'éducation nationale, qui en France n'échappe pas à la rhétorique de la guerre des "deux écoles".
L'accolement du terme liberté à celui d'éducation nationale est au demeurant paradoxal dans un pays où l'on confond encore la liberté et l'absence de laïcité. L'oxymore qui donne son titre à ce séminaire n'a pas non plus pour objet de faire croire, par on ne sait quelle profession de foi aveugle, que la liberté règne dans l'éducation nationale conçue comme un "système" qu'il conviendrait de réformer, de protéger (sur l'air de la défense des "acquis"), de décentraliser ou de supprimer comme pendant anachronique de "l'Armée Rouge"...
L'autre déplacement est géographique - pour peu que l'on nous concède encore que toute philosophie laïque (toute philosophie des limites, pour reprendre les termes de Luc Ferry) tend, fût-ce relativement, à l'universel. Et il nous faut sur ce point faire un sort à cette croyance qui veut qu'il ait suffit que "la France" ait émis l'idée d'éducation nationale pour être la première à la concrétiser (tant il est vrai que fort des principes illocutoires selon lesquels dire c'est faire, la France dès lors qu'elle profère croit pouvoir se dispenser de faire). Là aussi, à l'instar de la Déclaration des droits de l'homme, la sauvage Amérique possède une avance notable puisque, outre-Atlantique, l'enseignement gratuit pour tous fut en vigueur dès 1830, et l'enseignement secondaire dès 1850.
La redistribution des clivages qui brouillent les formes de notre imagination culturelle (et non pas notre Bildung) passe donc par la définition des limites de l'action de l'État. La société civile américaine est largement responsable de la mise en place de son propre système d'instruction publique, alors que nous ne concevons pas encore dans nos provinces de traduction de la volonté générale sans médiation de l'État. Le label "national" peut même en milieu anglo-saxon référer à l'antonyme de ce que nous entendons par ce terme. Ainsi en Angleterre les National Schools désignent des établissements privés issus en 1811 d'une société patronnée par de hauts dignitaires anglicans.
On nous objectera sans doute que l'anglicanisme étant une église d'État, il conviendrait de relativiser l'aspect privé de ces National Schools.; on nous fera aussi remarquer que ces écoles populaires allemandes tant vantées sous le nom de Volksschüle ont été lancées par Luther, qui dans son Sermon sur la nécessité de mettre les enfants à l'école (1530) entendait éduquer les couches populaires non pour les émanciper mais pour leur donner l'accès à l'écriture. Il reste que la tradition protestante participe dans les pays anglo-saxons de l'essor de l'idée d'éducation nationale alors que le catholicisme, tant gallican qu'ultramontin, est perçu par le mouvement laïque français comme une puissante force d'opposition à cette idée.
L'inexistence de ce clivage en milieu anglo-saxon signifie-t-il que seule la France peut incarner l'idéal laïque ? Comment expliquer alors que la reproduction des inégalités soit moins accentuée par l'autonomie des systèmes anglo-saxons que par l'hétéronomie française censée pourtant corriger l'inégalitarisme de la société ?
Avant de tenter de répondre à ces questions, il nous faut reconnaître que les principes philosophiques de l'éducation nationale ne sont pas seulement posés par les penseurs français des Lumières (La Chalotais, Condorcet,...) et leurs homologues "lacédémoniens" (Saint-Just, Le Peletier, ...), mais aussi par les philosophes post-kantiens de la liberté (récusons une bonne fois pour toute l'étiquette "idéalisme allemand") : à savoir Fichte et Guillaume de Humboldt, ainsi que dans un second temps par les philosophes américains de la démocratie : John Dewey et Hannah Arendt (que l'on nous autorisera sur ce point à naturaliser).
Car c'est bien ce qui fait défaut au débat qui se profile sur la réforme de l'éducation nationale, où l'on confond éducation et enseignement, action et politique; où la laïcité ne semble garantie que par l'intervention de l'État et la liberté que par son sommeil; et où le concept de nation est employé comme un absolu sans que son universalité paradoxale ait été interrogée.
Dans ces conditions, il ne serait pas défendable de limiter notre approche au système baptisé hâtivement éducation nationale. Nous devons prendre l'éducation nationale pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une idée comme l'est la liberté. Il ne peut y avoir aujourd'hui de discours sur l'éducation nationale ni a fortiori de proposition de réforme, si ce concept n'est pas interrogé dans son archéologie, sa conversion généalogique, dans la possibilité ou non de son universalité. Aussi l'éducation nationale dans son rapport ontologique au savoir et à la liberté n'est plus perçue comme un système qu'il conviendrait ou non de réformer ou d'abolir mais comme une idée liée à l'émergence de la démocratie et à sa pérennité.
Chapitre I. - Genèse du concept d'éducation nationale
dans sa relation à l'État démocratique et culturel.

1. La naissance du concept et l'idéal laïque : L'Essai d'éducation nationale de La Chalotais (1763)
A la faveur de l'expulsion des jésuites sous le coup des édits de 1761-1763, les parlements furent habilités à contrôler les charges d'enseignement laissées vacantes par la compagnie. Louis-René de Caradeuc de La Chalotais (1701-1785) saisit l'opportunité pour rédiger son Essai d'éducation nationale et plan d'étude pour la jeunesse, qui est immédiatement salué par Diderot, Grimm et Voltaire. Le plan réagit à l'orientation cléricale des études : "Un étranger s'imaginerait que la France veut peupler les séminaires, les cloîtres et des colonies latines. Comment pourrait-il supposer que l'étude d'une langue morte et des pratiques de cloître soient des moyens destinés à former des militaires, des magistrats ; des chefs de famille, propre à remplir les différentes professions dont l'ensemble constitue la forme de l'Etat2 ?" L'essai pose ainsi les premiers principes d'une laïcité à la française "Je ne prétends pas exclure les ecclésiastiques mais je réclame contre l'exclusion des séculiers. Je prétends revendiquer pour la nation une éducation qui ne dépende que de l'Etat parce que des enfants de l'Etat doivent être élevés par des membres de l'Etat3."

2. La révolution française et les origines de l'État culturel : éducation nationale contre instruction publique
La révolution française voit s'affronter l'héritage grec et l'héritage des Lumières. Ce clivage correspond schématiquement à deux concepts distincts : celui d'éducation nationale, défendu par ceux qui, sur le modèle de la Grèce antique, souhaitent l'intervention de l'État dans tous les aspects de l'éducation du citoyen (Saint-Just, Lepeletier, Sièyes, Lakanal, ...) et celui d'instruction publique, défendu par ceux qui souhaitent la juste répartition des lumières (.Condorcet, Talleyrand, Jacquemont,...). L'éducation nationale, telle que la conçoit Rabaut de Saint-Etienne dans son rapport à la convention daté du 21 décembre 1792, tient à l'origine non pas tant de la politique de l'éducation nationale que de ce que nous appelons aujourd'hui la "politique culturelle". "Il faut distinguer l'instruction publique et l'éducation nationale. L'instruction publique demande des lycées, des collèges, des académies, des livres, elle s'enferme dans des murs. L'éducation nationale demande des cirques, des gymnases, des armes, des jeux publics ; des fêtes nationales ; le concours fraternel de tous les âges et de tous les sexes, et le spectacle imposant et doux de la société humaine rassemblée ; elle veut un grand espace le spectacle des champs et de la nature. L'éducation nationale est l'aliment nécessaire à tous, l'instruction publique est le partage de quelques-uns : elles sont surs mais l'éducation nationale est l'aînée4."
La tonalité du discours de Jacquemont, partisan de l'instruction publique, est tout autre puisqu'elle présuppose l'autonomie : "Les vertus morales que nous avons désormais à cultiver ne sont pas celles qui appartiennent à des formes particulières de gouvernement, et dont les règles arbitraires avaient été tracées par la main du législateur. Ce sont celles que la raison indique, que l'expérience enseigne, que le sens intime proclame et dont les préceptes sont gravés dans tous les curs de la main bienfaisante de la nature. Leur effet général est d'embellir la société, et d'augmenter la somme du bonheur individuel : elles ne sont donc point en opposition avec les penchants naturels ; elles ne supposent ni efforts pénibles, ni institutions puissantes : elles doivent naître d'elles-mêmes sous les rayons vivifiants de la raison publique. Il ne faut donc qu'éclairer les hommes pour les attacher à leurs devoirs légitimes, à leurs intérêts véritables, à tous les éléments du bonheur général et particulier ; en un mot, c'est des lumières communes et de leur diffusion dans les diverses classes de la société que dépendent la liberté l'indépendance, le repos et la prospérité des nations libres. C'est donc vers l'instruction plutôt que vers l'éducation proprement dite que doivent être dirigées les vues du législateur5."
Ainsi, et contrairement à ce que certains officiels du Bicentenaire ont proclamé c'est sur l'instruction publique et non sur l'éducation nationale que Condorcet va fonder sa théorie mathématique du suffrage universel. L'instruction publique, assurant l'égale répartition des lumières, est la condition sine qua non de cette théorie de la décision.
Dans son premier Mémoire sur l'instruction publique (1791): Condorcet explique en trois paragraphes pourquoi "L'éducation publique doit se borner à l'instruction
a) Parce que la différence nécessaire des travaux et des fortunes empêche de lui donner plus d'étendue.[...]
b) Parce qu'alors elle porterait atteinte aux droits des parents.[...]
c) Parce qu'une éducation publique deviendrait contraire à l'indépendance des opinions6."
Le paradoxe est que nous avons aujourd'hui un système dit d'éducation nationale qui pourtant assure à peine les tâches d'une instruction publique !

3. Fichte, Guillaume de Humboldt et les répercussions éducatives et politiques de la mise en prospective de l'a priori kantien
Pour peu que l'on dépasse les élucubrations que le Discours à la nation allemande de Fichte ont pu faire naître, on discernera que l'intérêt de ces discours réside dans la synthèse que Fichte y réalise philosophiquement entre éducation nationale et instruction publique. Selon les termes d'Alain Renaut dans son introduction à la traduction qu'il a récemment donné du texte de Fichte "Là s'esquisse [...] une conception de la nation obéissant à une autre logique encore que celles du contrat et du génie, une conception pour laquelle la nationalité est en effet pensée en termes, non pas d'adhésion pure et simple, ni d'appartenance pure et simple, mais d'éducabilité7".
Mais c'est le renversement prospectif de l'a priori kantien dans l'acte libre du savoir qui marque l'originalité fichtéenne par rapport aux discours sur l'éducation nationale conçus comme programmes révolutionnaires. Comme le souligne Fichte "Cette tendance fondamentale de l'homme une fois transposée en connaissance claire ne s'applique pas à un monde déjà donné et existant, ne pouvant qu'être accepté, passivement, tel qu'il est, et dans lequel un amour qui incite à une activité originairement créatrice ne peut obtenir pour lui-même aucune sphère où se déployer; elle s'applique en fait, quand elle est élevée au rang de connaissance, à un monde qui doit advenir, un monde a priori, qui est à venir et le reste toujours8."
Le concept allemand de national-Erziehung semble au demeurant calquée sur le français. Mais son extension est différente puisqu'il s'agit ici d'élargir un système déjà donné par la Volksschule. D'autre part les projets de Fichte et Humboldt se distinguent des théories françaises par leurs philosophies de l'État. Pour Fichte et Humboldt l'éducation précède l'État qui n'est pas encore le Vernunftstaat que la philosophie appelle de ses vux. C'est l'absence de réflexion philosophique sur l'État et ses limites qui a induit les révolutionnaires français à penser le contraire.
Tirant, dès 1792 au retour d'un voyage en France, les leçons des échecs de la Révolution, le jeune Guillaume de Humboldt dans son Essai sur les limites de l'action de l'Etat met l'accent sur la supériorité de l'action spontanée et commune des citoyens sur l'action de l'Etat.: "Il faudrait donc, selon moi, que l'éducation la plus libre et le moins possible dirigée en vue des rapports civiques, se répandit partout9." Humboldt exhorte à ne pas "sacrifier l'homme au citoyen10" et conclue ainsi : "L'éducation publique me paraît donc être entièrement en dehors des limites dans lesquelles l'Etat doit renfermer son action11."
En dépit des apparences, le Humboldt de la maturité, fondateur de l'université de Berlin, ne tiendra pas, en dépit des apparences un autre discours, car c'est bien sur l'éducation qu'il fera reposer le renouveau de l'Etat12 et non sur l'action de l'État dans le domaine de l'éducation.

4. John Dewey et les véritables conséquences du pragmatisme
John Dewey est sans doute le philosophe qui a donné la critique la plus virulente de l'éducation nationale. Dans sa mise en cause de ce qu'il appelle "les philosophies idéalistes institutionnelles du XIXe siècle13", Dewey confond les philosophies du temps avec les développement institutionnels nationalistes auxquels elles sont censées avoir donné lieu. Contre "l'idéalisme" des philosophes allemands, Dewey va réactiver le mythe pédagogique de l'autonomie de l'enfant et la fonction égalitaire de l'éducation en reformulant ainsi la question sociale : "Est-il possible qu'un système éducatif soit placé sous la direction d'un État national sans qu'aucune des fins sociales du processus éducatif ne soit limitée, imposée et dénaturée ?14". L'originalité de Dewey par rapport aux théoriciens européens, c'est qu'il formule l'impératif social tout en critiquant l'étatisme, en opposant l'éducation nationale à ce qu'il appelle "l'éducation sociale". C'est ainsi que la question de la démocratie devient indissociable de celle de l'éducation : "la conception de l'éducation, en tant que processus social et fonction sociale, n'a pas de sens précis si nous ne définissons pas le genre de société à laquelle nous pensons15."
En dépit de son affirmation de l'incommensurabilité de l'individu, Dewey doit, contre son gré, tenir compte du fait national (n'oublions pas que Democracy and Education paraît en 1916) : "l'idée de souveraineté nationale n'a jamais été plus forte en politique qu'elle ne l'est maintenant16."
Il convient en outre d'observer que la critique faite par Dewey de l'éducation platonicienne porte non sur la méthode mais sur le cadre politique aristocratique où elle fut formulé. Ainsi contrairement à ce que Richard Rorty aime à nous faire croire, en opposant rigoureusement le pragmatisme au platonisme, John Dewey rend un hommage appuyé à Platon : "Il serait impossible de trouver dans un autre système de pensée philosophique une reconnaissance plus complète, d'une part de la portée éducative des organisations sociales, et, d'autre part, du fait que ces organisations dépendent des moyens utilisés pour éduquer les jeunes. [...] Malheureusement, la société dans laquelle la théorie fut proposée était si peu démocratique que Platon ne pouvait pas trouver une solution au problème dont il voyait si clairement les données17."
On peut très bien reconnaître ces orientations sans partager la théorie de la connaissance de Platon. Pour le pragmatisme l'idée possède une valeur heuristique en ce qu'elle est une hypothèse d'action. Aussi, contrairement à ce que Rorty affirme, Dewey ne réfute pas le platonisme, mais en matière d'éducation il renverse pragmatiquement la dialectique platonicienne dont l'intelligible n'est plus la visée. Le sensible et l'hypothèse d'action dans le sensible en devient le terme.

5. Hannah Arendt et l'impossible synthèse des modernités pédagogiques et politiques
Hannah Arendt dans l'article qu'elle a consacré en 1961 à la crise de l'éducation situe d'emblée l'enjeu spécifiquement américain de l'éducation, qui éloigne un peu plus l'idée d'une universalité de l'éducation nationale : "Pour la plupart des enfants d'immigrants, l'anglais n'est pas la langue maternelle et doit donc être appris en classe ; par suite, il est évident que les écoles ont à jouer un rôle qui, dans toute autre nation, serait naturellement assuré par les parents18."
La nation issue du Novus Ordo Saeclorum ne n'est pas fondée sur le sang mais sur un contrat qui lie des immigrants à l'éducation. D'où le rôle politique nécessaire joué, en Amérique plus qu'ailleurs, par l'éducation. Nul part mieux qu'aux Etats-Unis la fondation de l'Etat par l'éducabilité théorisée par Fichte et Humboldt ne se vérifie dans de telles conditions de nationalité qui s'opposent pourtant radicalement au droit Allemand.
Toutefois, évoquant l'exemple grec, Arendt souligne que le mot éducation "a une fâcheuse résonance en politique [...] Celui qui veut vraiment créer un nouvel ordre politique par le moyen de l'éducation , c'est-à-dire en ne faisant appel ni à la force ni à la contrainte, ni à la persuasion, celui-là doit se rallier à la terrible conclusion platonicienne : bannir tous les vieux de l'Etat à créer19."
Ce règne du nouveau révèle un conflit entre l'absence d'autorité politique caractéristique de la démocratie américaine et l'absence d'autorité dans l'ordre de la pédagogie : "nulle part les problèmes d'éducation d'une société de masse ne se sont posés avec tant d'acuité et nul part ailleurs les théories pédagogiques les plus modernes n'ont été acceptées de façon si servile et si peu critique20." Selon Arendt, la cause de ce problème réside dans la primauté abusive de l'égalité dans la société américaine qui "va beaucoup plus loin que la simple égalité devant la loi21". Nous verrons comment Kelsen définit en démocratie le conflit entre la nécessité idéologique de l'égalité (Kelsen songe à la conception marxiste de la démocratie qui ne peut émerger que de l'abolition des classes sociales) et la nécessité formelle de la liberté qui seule, d'après Kelsen, garantit le fonctionnement démocratique des institutions, l'égalitarisme conduisant irrémédiablement hors de la sphère purement conventionnelle qu'est la démocratie.
Fichte reprochait à Pestalozzi - dont il louait par ailleurs les méthodes- l'absence de perspectives politiques où inscrire sa pédagogie. Arendt y voit au contraire une aporie de la démocratie, consistant en une confusion dommageable entre la modernité politique et la modernité pédagogique : "ce n'est pas un hasard si l'endroit où l'autorité politique a d'abord été ébranlé, à savoir l'Amérique, est aussi celui où la crise actuelle de l'éducation se fait le plus sentir22".
Arendt en impute implicitement la responsabilité au pragmatisme qui substitue le faire à l'apprendre (même s'il n'est pas nommé on peut y voir une critique de John Dewey). Arendt avertit toutefois le lecteur contre la tentation de retour à l'enseignement traditionnel que la volonté de voir restaurer l'autorité pourrait induire. C'est pourquoi elle en vient à réintroduire la famille en tant que garante de l'autonomie de l'enfant ( faut-il y voir une critique d'Engels et un retour à Hegel ?). Plus précisément cette critique d'inspiration kantienne redéfinit la séparation entre l'espace privé et l'espace public dans l'éducation, mais non plus en termes institutionnels et politiques (dans son rapport à l'État où le public serait l'étatique et le privé l'individuel) mais dans un rapport au monde qui commande la transmission de l'ancien. Cette transmission relève de ce qu'Arendt appelle la sphère "pré-politique". Et Arendt de conclure : "Évitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l'essence même de l'éducation, qui a toujours pour tâche d'entourer et de protéger quelque chose - l'enfant contre le monde, le monde contre l'enfant, le nouveau contre l'ancien, l'ancien contre le nouveau.[...] c'est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice23."
En tranchant pour la liberté et l'autonomie contre l'égalité hétéronomique, on peut dire qu'Arendt opte pour l'instruction publique contre l'éducation nationale.
Chapitre II. - Prolégomènes éducatifs
à une critique de l'économie des savoirs.

 

La crise de l'éducation nationale n'est pas une crise de système. Elle procède de la crise herméneutique de la valeur. C'est donc à la critique heuristique de la "relever".

1. Critique heuristique du matérialisme historique
L'heuristique générale met en cause la notion même d'idéologie qui est contestable dans son rapport déterministe à la connaissance. Ainsi la notion althussérienne "d'appareil idéologique d'Etat" appliquée à l'école reste heuristiquement obscur.
La critique de la famille effectuée par Engels dans L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat a banni pour longtemps la possibilité d'une réflexion de gauche sur la famille qui serait pourtant essentielle à la définition des fondements et des limites d'une éducation nationale. En la matière, nous gagnerions à nous pencher sur Pestalozzi qui est la référence de Fichte et de Humboldt en matière de pédagogie et préfigure tant Piaget sur le plan cognitif qu'Arendt sur le plan politique.
La critique marxienne repose au demeurant sur des prémisses analogue à ceux de l'heuristique générale, puisque Marx dans sa onzième thèse sur Feuerbach affirme que la transformation du monde doit primer sur son interprétation.
Mais c'est sur la question du sujet, l'heuristique littéraire nous l'a appris, que la transformation historico-heuristique diffère de la transformation historico-"matérialiste". En effet si le sujet n'existe pas l'autariat poétique est impensable. Or l'autariat existe. C'est cette activité du sujet qui doit fonder la propriété comme Fichte l'affirme dans ce qu'il considérait comme son meilleur livre : L'État commercial fermé (1800).
d'un point de vu heuristique (et historique...), la critique de l'hégélianisme n'est pas tant postérieure à Hegel (Marx, Adorno, Derrida,...) qu'antérieure au "dernier des philosophes". Cette critique a priori peut être décelée aujourd'hui :
a) dans la conception fichtéenne du savoir absolu qui est heuristique en ce qu'elle lie l'être et la liberté dans le savoir - d'où sa lecture de l'activité humaine comme Tathandlung (acte libre engageant le sujet créateur) et non comme Tatsache (acte réifié en fait).
b) dans la primauté accordé par Guillaume de Humboldt à l'énergeia (l'acte) sur l'ergon (le travail) qui place la poétique de la parole au centre de l'économico-politique.
Cette critique de la valeur-travail, qu'Adam Smith et les libéraux avaient imposée en économie et que Marx a repris, annonce une théorie heuristique de la valeur qui permettrait d'éclairer la transition actuelle d'une économie industrielle à une économie des savoirs.
Cette émergence d'une économie des savoirs, où la notion d'emploi apparaît comme obsolète, ne sera émancipatrice pour le sujet que si elle s'adosse à une éthique et à une politique heuristique de l'éducation.

2. Critique heuristique des généalogies de la valeur et du savoir
La présentation historique des concepts dans la généalogie foucaldienne a fonction de mettre en question leur valeur. J'ai tenté de démontrer dans le séminaire de 1991 en quoi c'est une démarche inverse qui est en jeu dans l'heuristique littéraire, où la présentation uchronique a pour fonction historique de créer des valeurs par la désoccultation des textes poétiques.
C'est pourquoi l'heuristique est normative et présente la création de normes non comme une oppression mais comme un des ressorts de la liberté. Dans les arts cette liberté n'est pas dissociable de la liberté politique dans la mesure où l'homme, et plus encore le citoyen, se définit par sa faculté de se réapproprier une langue par l'énergeia humboldtienne de la parole que Cassirer a repris tant dans sa Philosophie des formes symboliques que dans ses écrits politiques (c'est en inscrivant, presque titre pour titre,.ses pas dans ceux de Guillaume de Humboldt qu'il écrit le Mythe de l'État).

3. Critique heuristique du libéralisme
Les contempteurs de l'éducation nationale ont mobilisé ces derniers temps l'imagerie tératologique. L'éducation nationale est elle la figure du Léviathan ? ou pire ? car ce pouvoir absolu étant acéphale, contrairement au souverain, il ne peut susciter la révolution. Le contrat n'est-il pas devenu anonyme ?
Faut-il inscrire ici la problématique juridique de l'éducation en relation avec celle des droits naturels ou plus précisément avec celle des droits de l'homme ? Si les droits de l'homme priment sur le droit positif instauré par les Etats, peut-on dire que, si l'éducation est un droit de l'homme, elle ne peut être nationale ?
Le problème du libéralisme est qu'il se fonde sur la nature humaine et nie que la communauté nationale et son histoire puisse être des éléments constitutifs de la personne. C'est ce débat qui rend abstraites la théorie de Rawls et pertinentes celles d'Arendt et de Kelsen.

4. Fondements politiques d'une économie des savoirs : l'autonomie heuristique de Vaihinger et de Kelsen
Curieusement les libéraux en sont restés à Locke et Hume et n'ont pas tiré les leçons politiques et économiques de la correction kantienne apportée à l'empirisme. Il faut en fait attendre Kelsen par l'intermédiaire de Vaihinger pour que l'empiro-criticisme infléchisse la pensée politique. Ce qui nous intéresse particulièrement ici c'est que Kelsen hérite de Vaihinger qui dans sa philosophie du "comme si" élabore une théorie du concept conçu heuristiquement comme une fiction créatrice. Cette philosophie qui eût pu recevoir une postérité littéraire a trouvé sa plus brillante application dans la théorie du droit démocratique de Kelsen.
Pour Kelsen le système juridique est un ordre autonome de contraintes qui possède une structure hiérarchisée. Les évaluations juridiques se font non pas en fonction d'une norme fondamentale ou d'un principe de droit absolu, mais en fonction d'hypothèses qui se présentent comme des fictions heuristiques (par exemple telle ou telle constitution. Kelsen est l'auteur de la première constitution de la république autrichienne) validant le système et permettant sa transformation. Sans heuristique, il n'est pas possible de démontrer la validité des lois. Tout état pour Kelsen présuppose donc un concept juridique et non l'inverse.
Ainsi deux types d'éducation et d'économie des savoirs sont envisageables : Le premier est celui de l'autonomie, où les destinataires des normes en sont aussi les auteurs; le second est celui de l'hétéronomie, où les citoyens sont soumis à des normes produites par d'autres.
L'heuristique ne méconnaît pas les lois de la nécessité sociale, mais l'homme étant un animal politique, elle est contrainte d'admettre l'individu non pas tant comme vérité mais méthodologiquement à la façon de Schumpeter. C'est aussi, vis-à-vis du sujet, la démarche de Kant avec le subjectivisme méthodologique de l'impératif catégorique, dont le philosophe a heuristiquement besoin pour fonder la loi morale.
Autonomie, heuristique, subjectivisme méthodologique, seule la prise en compte de ces trois dimensions pourrait nous permettre de lier la notion de liberté à celle d'éducation nationale.

 

1. Cf. H. VAIHINGER, Die Philosophische des "Als ob" : System der theoretischen, praktischen und religiösen Fiktionen der Menscheit auf Grund eines idealistischen Positivismus, Reuther und Reichard, Berlin, 1913.

2. L.- R.DE LA CHALOTAIS, Essai d'éducation nationale et plan d'étude pour la jeunesse, Raynal, Paris, 1825, p.15

3. Idem.

4. Rabaut Saint-Etienne, Procès verbaux du comité d'instruction publique de la convention nationale, documents inédits sur l'histoire de France, tome 1, 15 octobre 1792 - 2 juillet 1793, imprimerie nationale, Paris,1891, p.232.

5. F.-F.-V. JACQUEMONT, Tribunat. Rapport sur le projet de loi relatif à l'or