|                       S O M M A I R E   Introduction1. De l'heuristique littéraire à l'heuristique
      générale, 2. - 2. Les termes philosophiques et
      cosmopolitiques du débat sur l'éducation nationale,
      3.
 Chapitre I. - Genèse du concept d'éducation
      nationale dans sa relation à l'État démocratique
      et culturel.1. La naissance du concept et l'idéal laïque : L'Essai
      d'éducation nationale de La Chalotais (1763), 6. - 2.
      La révolution française et les origines de l'État
      culturel : éducation nationale contre instruction publique,
      6. - 3. Fichte, Guillaume de Humboldt et les répercussions
      éducatives et politiques de la mise en prospective de
      l'a priori kantien, 8. - John Dewey et les véritables
      conséquences du pragmatisme, 9. - 5. Hannah Arendt et
      l'impossible synthèse des modernités pédagogiques
      et politiques, 11.
 Chapitre II. - Prolégomènes éducatifs
      à une critique de l'économie des savoirs.1. Critique heuristique du matérialisme historique, 13.
      - 2. Critique heuristique des généalogies de la
      valeur et du savoir, 14. - 3. Critique heuristique du libéralisme,
      14. - 4. Fondements politiques d'une économie des savoirs
      : l'autonomie heuristique de Vaihinger et de Kelsen. 14.
                                   INTRODUCTION   1. De l'heuristique littéraire à l'heuristique générale
 Le séminaire proposé présente les derniers
      prolongements, en philosophie politique, d'une réflexion
      esquissée en critique littéraire par une mise en
      cause de la monologie herméneutique des sciences humaines.
Ce cycle de recherche fut inauguré par un séminaire
      donné en 1991 au Collège international de philosophie
      sous le titre de "Théorie de l'heuristique littéraire"
      dont s'est nourrie ma thèse, L'autonymie dans la poésie
      française : introduction à l'heuristique littéraire,
      laquelle -  placée sous la férule de Michel Deguy
      - sera soutenue au cours de cette année 1993 à
      l'université Paris VIII.
 L'élaboration de cette heuristique générale
      s'est poursuivie en 1992 à la faveur d'un second séminaire
      donné au Collège, "Le beau, le vrai, le bien
      dans l'art contemporain", organisé en lien avec la
      galerie Alessandro Vivas dont j'assume la direction artistique.
 Les deux versants, poétique et plastique, de cette "esthétique"
      n'avaient pas seulement pour ambition de redéfinir les
      conditions d'une critique littéraire et d'une critique
      d'art, mais, avec pour horizon une philosophie pratique, de réarticuler
      la dimension politique de la liberté humaine à
      l'acte de création poétique et artistique.
 L'exercice de cette liberté n'est pas causa sui ; il ne
      conduit pas à la conception d'un art pour l'art mais nécessairement
      à une politique, qui donne à notre heuristique
      littéraire et picturale l'extension d'une heuristique
      générale conçue comme praxis d'émancipation
      par la connaissance créatrice, valeur dont il reste à
      déployer le volet économique.
 Un tel idéal de libération politique s'oppose
      aux généalogies nietzschéennes et foucaldiennes.
      Sa cristallisation autour de la question de l'éducation
      nationale sera présentée sous forme de prolégomènes
      à une critique de l'économie des savoirs dirigée
      autant contre le matérialisme historique ( et contre la
      notion même d'idéologie) que contre "l'empirisme
      pur" (et ses conséquences pragmatiques) qui fondent
      le libéralisme.Cette excursion en philosophie politique peut surprendre, mais
      elle  tient à la fois au problème éthique
      et économique de la valeur rencontré lors des deux
      derniers séminaires - et que nous n'avons pu résoudre
      - et au caractère même de "l'indiscipline"
      heuristique. Rappelons pour tempérer cet aspect que le
      principal inspirateur d'Hans Kelsen n'est autre que le néo-kantien
      Hans Vaihinger qui développa la notion d'heuristische
      Fiktionen énoncée par Kant dans sa Critique de
      la raison pure1.
 Car le sujet du poème, le sujet de la peinture dès
      lors que s'appuyant sur la Wissenschafslehre de Fichte, on conçoit
      que l'être et la liberté trouvent leur unité
      dans le savoir (l'acte libre n'étant plus exclu de l'ontologie)
      et que la pratique de création est directement confrontée
      au politique comme forme d'exercice de la citoyenneté.
      Les heuristique littéraire, esthétique et politique
      appellent donc à la constitution d'une heuristique générale.
 2. Les termes philosophiques et cosmopolitiques du débat
      sur l'éducation nationaleLe débat politique qui se développe aujourd'hui
      sur l'éducation nationale n'est pour l'heure qu'une joute
      culturelle. Résolument inactuel par conviction historique,
      le séminaire proposé a pour ambition de contribuer
      à ôter sa force cinétique à l'affrontement
      sur l'éducation nationale, qui en France n'échappe
      pas à la rhétorique de la guerre des "deux
      écoles".
 L'accolement du terme liberté à celui d'éducation
      nationale est au demeurant paradoxal dans un pays où l'on
      confond encore la liberté et l'absence de laïcité.
      L'oxymore qui donne son titre à ce séminaire n'a
      pas non plus pour objet de faire croire, par on ne sait quelle
      profession de foi aveugle, que la liberté règne
      dans l'éducation nationale conçue comme un "système"
      qu'il conviendrait de réformer, de protéger (sur
      l'air de la défense des "acquis"), de décentraliser
      ou de supprimer comme pendant anachronique de "l'Armée
      Rouge"...
 L'autre déplacement est géographique - pour peu
      que l'on nous concède encore que toute philosophie laïque
      (toute philosophie des limites, pour reprendre les termes de
      Luc Ferry) tend, fût-ce relativement, à l'universel.
      Et il nous faut sur ce point faire un sort à cette croyance
      qui veut qu'il ait suffit que "la France" ait émis
      l'idée d'éducation nationale pour être la
      première à la concrétiser (tant il est vrai
      que fort des principes illocutoires selon lesquels dire c'est
      faire, la France dès lors qu'elle profère croit
      pouvoir se dispenser de faire). Là aussi, à l'instar
      de la Déclaration des droits de l'homme, la sauvage Amérique
      possède une avance notable puisque, outre-Atlantique,
      l'enseignement gratuit pour tous fut en vigueur dès 1830,
      et l'enseignement secondaire dès 1850.
 La redistribution des clivages qui brouillent les formes de notre
      imagination culturelle (et non pas notre Bildung) passe donc
      par la définition des limites de l'action de l'État.
      La société civile américaine est largement
      responsable de la mise en place de son propre système
      d'instruction publique, alors que nous ne concevons pas encore
      dans nos provinces de traduction de la volonté générale
      sans médiation de l'État. Le label "national"
      peut même en milieu anglo-saxon référer à
      l'antonyme de ce que nous entendons par ce terme. Ainsi en Angleterre
      les National Schools désignent des établissements
      privés issus en 1811 d'une société patronnée
      par de hauts dignitaires anglicans.
 On nous objectera sans doute que l'anglicanisme étant
      une église d'État, il conviendrait de relativiser
      l'aspect privé de ces National Schools.; on nous fera
      aussi remarquer que ces écoles populaires allemandes tant
      vantées sous le nom de Volksschüle ont été
      lancées par Luther, qui dans son Sermon sur la nécessité
      de mettre les enfants à l'école (1530) entendait
      éduquer les couches populaires non pour les émanciper
      mais pour leur donner l'accès à l'écriture.
      Il reste que la tradition protestante participe dans les pays
      anglo-saxons de l'essor de l'idée d'éducation nationale
      alors que le catholicisme, tant gallican qu'ultramontin, est
      perçu par le mouvement laïque français comme
      une puissante force d'opposition à cette idée.
 L'inexistence de ce clivage en milieu anglo-saxon signifie-t-il
      que seule la France peut incarner l'idéal laïque
      ? Comment expliquer alors que la reproduction des inégalités
      soit moins accentuée par l'autonomie des systèmes
      anglo-saxons que par l'hétéronomie française
      censée pourtant corriger l'inégalitarisme de la
      société ?
 Avant de tenter de répondre à ces questions, il
      nous faut reconnaître que les principes philosophiques
      de l'éducation nationale ne sont pas seulement posés
      par les penseurs français des Lumières (La Chalotais,
      Condorcet,...) et leurs homologues "lacédémoniens"
      (Saint-Just, Le Peletier, ...), mais aussi par les philosophes
      post-kantiens de la liberté (récusons une bonne
      fois pour toute l'étiquette "idéalisme allemand")
      : à savoir Fichte et Guillaume de Humboldt, ainsi que
      dans un second temps par les philosophes américains de
      la démocratie : John Dewey et Hannah Arendt (que l'on
      nous autorisera sur ce point à naturaliser).
 Car c'est bien ce qui fait défaut au débat qui
      se profile sur la réforme de l'éducation nationale,
      où l'on confond éducation et enseignement, action
      et politique; où la laïcité ne semble garantie
      que par l'intervention de l'État et la liberté
      que par son sommeil; et où le concept de nation est employé
      comme un absolu sans que son universalité paradoxale ait
      été interrogée.
 Dans ces conditions, il ne serait pas défendable de limiter
      notre approche au système baptisé hâtivement
      éducation nationale. Nous devons prendre l'éducation
      nationale pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une idée
      comme l'est la liberté. Il ne peut y avoir aujourd'hui
      de discours sur l'éducation nationale ni a fortiori de
      proposition de réforme, si ce concept n'est pas interrogé
      dans son archéologie, sa conversion généalogique,
      dans la possibilité ou non de son universalité.
      Aussi l'éducation nationale dans son rapport ontologique
      au savoir et à la liberté n'est plus perçue
      comme un système qu'il conviendrait ou non de réformer
      ou d'abolir mais comme une idée liée à l'émergence
      de la démocratie et à sa pérennité.
 Chapitre I. - Genèse du concept d'éducation nationale
 dans sa relation à l'État démocratique et
      culturel.
 1. La naissance du concept et l'idéal laïque :
      L'Essai d'éducation nationale de La Chalotais (1763) A la faveur de l'expulsion des jésuites sous le coup des
      édits de 1761-1763, les parlements furent habilités
      à contrôler les charges d'enseignement laissées
      vacantes par la compagnie. Louis-René de Caradeuc de La
      Chalotais (1701-1785) saisit l'opportunité pour rédiger
      son Essai d'éducation nationale et plan d'étude
      pour la jeunesse, qui est immédiatement salué par
      Diderot, Grimm et Voltaire. Le plan réagit à l'orientation
      cléricale des études : "Un étranger
      s'imaginerait que la France veut peupler les séminaires,
      les cloîtres et des colonies latines. Comment pourrait-il
      supposer que l'étude d'une langue morte et des pratiques
      de cloître soient des moyens destinés à former
      des militaires, des magistrats ; des chefs de famille, propre
      à remplir les différentes professions dont l'ensemble
      constitue la forme de l'Etat2 ?" L'essai pose ainsi les
      premiers principes d'une laïcité à la française
      "Je ne prétends pas exclure les ecclésiastiques
      mais je réclame contre l'exclusion des séculiers.
      Je prétends revendiquer pour la nation une éducation
      qui ne dépende que de l'Etat parce que des enfants de
      l'Etat doivent être élevés par des membres
      de l'Etat3."
 2. La révolution française et les origines de
      l'État culturel : éducation nationale contre instruction
      publiqueLa révolution française voit s'affronter l'héritage
      grec et l'héritage des Lumières. Ce clivage correspond
      schématiquement à deux concepts distincts : celui
      d'éducation nationale, défendu par ceux qui, sur
      le modèle de la Grèce antique, souhaitent l'intervention
      de l'État dans tous les aspects de l'éducation
      du citoyen (Saint-Just, Lepeletier, Sièyes, Lakanal, ...)
      et celui d'instruction publique, défendu par ceux qui
      souhaitent la juste répartition des lumières (.Condorcet,
      Talleyrand, Jacquemont,...). L'éducation nationale, telle
      que la conçoit Rabaut de Saint-Etienne dans son rapport
      à la convention daté du 21 décembre 1792,
      tient à l'origine non pas tant de la politique de l'éducation
      nationale que de ce que nous appelons aujourd'hui la "politique
      culturelle". "Il faut distinguer l'instruction publique
      et l'éducation nationale. L'instruction publique demande
      des lycées, des collèges, des académies,
      des livres, elle s'enferme dans des murs. L'éducation
      nationale demande des cirques, des gymnases, des armes, des jeux
      publics ; des fêtes nationales ; le concours fraternel
      de tous les âges et de tous les sexes, et le spectacle
      imposant et doux de la société humaine rassemblée
      ; elle veut un grand espace le spectacle des champs et de la
      nature. L'éducation nationale est l'aliment nécessaire
      à tous, l'instruction publique est le partage de quelques-uns
      : elles sont surs mais l'éducation nationale est l'aînée4."
 La tonalité du discours de Jacquemont, partisan de l'instruction
      publique, est tout autre puisqu'elle présuppose l'autonomie
      : "Les vertus morales que nous avons désormais à
      cultiver ne sont pas celles qui appartiennent à des formes
      particulières de gouvernement, et dont les règles
      arbitraires avaient été tracées par la main
      du législateur. Ce sont celles que la raison indique,
      que l'expérience enseigne, que le sens intime proclame
      et dont les préceptes sont gravés dans tous les
      curs de la main bienfaisante de la nature. Leur effet général
      est d'embellir la société, et d'augmenter la somme
      du bonheur individuel : elles ne sont donc point en opposition
      avec les penchants naturels ; elles ne supposent ni efforts pénibles,
      ni institutions puissantes : elles doivent naître d'elles-mêmes
      sous les rayons vivifiants de la raison publique. Il ne faut
      donc qu'éclairer les hommes pour les attacher à
      leurs devoirs légitimes, à leurs intérêts
      véritables, à tous les éléments du
      bonheur général et particulier ; en un mot, c'est
      des lumières communes et de leur diffusion dans les diverses
      classes de la société que dépendent la liberté
      l'indépendance, le repos et la prospérité
      des nations libres. C'est donc vers l'instruction plutôt
      que vers l'éducation proprement dite que doivent être
      dirigées les vues du législateur5."
 Ainsi, et contrairement à ce que certains officiels du
      Bicentenaire ont proclamé c'est sur l'instruction publique
      et non sur l'éducation nationale que Condorcet va fonder
      sa théorie mathématique du suffrage universel.
      L'instruction publique, assurant l'égale répartition
      des lumières, est la condition sine qua non de cette théorie
      de la décision.
 Dans son premier Mémoire sur l'instruction publique (1791):
      Condorcet explique en trois paragraphes pourquoi "L'éducation
      publique doit se borner à l'instruction
 a) Parce que la différence nécessaire des travaux
      et des fortunes empêche de lui donner plus d'étendue.[...]
 b) Parce qu'alors elle porterait atteinte aux droits des parents.[...]
 c) Parce qu'une éducation publique deviendrait contraire
      à l'indépendance des opinions6."
 Le paradoxe est que nous avons aujourd'hui un système
      dit d'éducation nationale qui pourtant assure à
      peine les tâches d'une instruction publique !
 3. Fichte, Guillaume de Humboldt et les répercussions
      éducatives et politiques de la mise en prospective de
      l'a priori kantienPour peu que l'on dépasse les élucubrations que
      le Discours à la nation allemande de Fichte ont pu faire
      naître, on discernera que l'intérêt de ces
      discours réside dans la synthèse que Fichte y réalise
      philosophiquement entre éducation nationale et instruction
      publique. Selon les termes d'Alain Renaut dans son introduction
      à la traduction qu'il a récemment donné
      du texte de Fichte "Là s'esquisse [...] une conception
      de la nation obéissant à une autre logique encore
      que celles du contrat et du génie, une conception pour
      laquelle la nationalité est en effet pensée en
      termes, non pas d'adhésion pure et simple, ni d'appartenance
      pure et simple, mais d'éducabilité7".
 Mais c'est le renversement prospectif de l'a priori kantien dans
      l'acte libre du savoir qui marque l'originalité fichtéenne
      par rapport aux discours sur l'éducation nationale conçus
      comme programmes révolutionnaires. Comme le souligne Fichte
      "Cette tendance fondamentale de l'homme une fois transposée
      en connaissance claire ne s'applique pas à un monde déjà
      donné et existant, ne pouvant qu'être accepté,
      passivement, tel qu'il est, et dans lequel un amour qui incite
      à une activité originairement créatrice
      ne peut obtenir pour lui-même aucune sphère où
      se déployer; elle s'applique en fait, quand elle est élevée
      au rang de connaissance, à un monde qui doit advenir,
      un monde a priori, qui est à venir et le reste toujours8."
 Le concept allemand de national-Erziehung semble au demeurant
       calquée sur le français. Mais son extension est
      différente puisqu'il s'agit ici d'élargir un système
      déjà donné par la Volksschule. D'autre part
      les projets de Fichte et Humboldt se distinguent des théories
      françaises par leurs philosophies de l'État. Pour
      Fichte et Humboldt l'éducation précède l'État
      qui n'est pas encore le Vernunftstaat que la philosophie appelle
      de ses vux. C'est l'absence de réflexion philosophique
      sur l'État et ses limites qui a induit les révolutionnaires
      français à penser le contraire.
 Tirant, dès 1792 au retour d'un voyage en France, les
      leçons des échecs de la Révolution, le jeune
      Guillaume de Humboldt dans son Essai sur les limites de l'action
      de l'Etat met l'accent sur la supériorité de l'action
      spontanée et commune des citoyens sur l'action de l'Etat.:
      "Il faudrait donc, selon moi, que l'éducation la
      plus libre et le moins possible dirigée en vue des rapports
      civiques, se répandit partout9." Humboldt exhorte
      à ne pas "sacrifier l'homme au citoyen10" et
      conclue ainsi : "L'éducation publique me paraît
      donc être entièrement en dehors des limites dans
      lesquelles l'Etat doit renfermer son action11."
 En dépit des apparences, le Humboldt de la maturité,
      fondateur de l'université de Berlin, ne tiendra pas, en
      dépit des apparences un autre discours, car c'est bien
      sur l'éducation qu'il fera reposer le renouveau de l'Etat12
      et non sur l'action de l'État dans le domaine de l'éducation.
 4. John Dewey et les véritables conséquences
      du pragmatisme John Dewey est sans doute le philosophe qui a donné la
      critique la plus virulente de l'éducation nationale. Dans
      sa mise en cause de ce qu'il appelle "les philosophies idéalistes
      institutionnelles du XIXe siècle13", Dewey confond
      les philosophies du temps avec les développement institutionnels
      nationalistes auxquels elles sont censées avoir donné
      lieu. Contre "l'idéalisme" des philosophes allemands,
      Dewey va réactiver le mythe pédagogique de l'autonomie
      de l'enfant et la fonction égalitaire de l'éducation
      en reformulant ainsi la question sociale : "Est-il possible
      qu'un système éducatif soit placé sous la
      direction d'un État national sans qu'aucune des fins sociales
      du processus éducatif ne soit limitée, imposée
      et dénaturée ?14". L'originalité de
      Dewey par rapport aux théoriciens européens, c'est
      qu'il formule l'impératif social tout en critiquant l'étatisme,
      en opposant l'éducation nationale à ce qu'il appelle
      "l'éducation sociale". C'est ainsi que la question
      de la démocratie devient indissociable de celle de l'éducation
      : "la conception de l'éducation, en tant que processus
      social et fonction sociale, n'a pas de sens précis si
      nous ne définissons pas le genre de société
      à laquelle nous pensons15."
 En dépit de son affirmation de l'incommensurabilité
      de l'individu, Dewey doit, contre son gré, tenir compte
      du fait national (n'oublions pas que Democracy and Education
      paraît en 1916) : "l'idée de souveraineté
      nationale n'a jamais été plus forte en politique
      qu'elle ne l'est maintenant16."
 Il convient en outre d'observer que la critique faite par Dewey
      de l'éducation platonicienne porte non sur la méthode
      mais sur le cadre politique aristocratique où elle fut
      formulé. Ainsi contrairement à ce que Richard Rorty
      aime à nous faire croire, en opposant rigoureusement le
      pragmatisme au platonisme, John Dewey rend un hommage appuyé
      à Platon : "Il serait impossible de trouver dans
      un autre système de pensée philosophique une reconnaissance
      plus complète, d'une part de la portée éducative
      des organisations sociales, et, d'autre part, du fait que ces
      organisations dépendent des moyens utilisés pour
      éduquer les jeunes. [...] Malheureusement, la société
      dans laquelle la théorie fut proposée était
      si peu démocratique que Platon ne pouvait pas trouver
      une solution au problème dont il voyait si clairement
      les données17."
 On peut très bien reconnaître ces orientations sans
      partager la théorie de la connaissance de Platon. Pour
      le pragmatisme l'idée possède une valeur heuristique
      en ce qu'elle est une hypothèse d'action. Aussi, contrairement
      à ce que Rorty affirme, Dewey ne réfute pas le
      platonisme, mais en matière d'éducation il renverse
      pragmatiquement la dialectique platonicienne dont l'intelligible
      n'est plus la visée. Le sensible et l'hypothèse
      d'action dans le sensible en devient le terme.
 5. Hannah Arendt et l'impossible synthèse des modernités
      pédagogiques et politiques Hannah Arendt dans l'article qu'elle a consacré en 1961
      à la crise de l'éducation situe d'emblée
      l'enjeu spécifiquement américain de l'éducation,
      qui éloigne un peu plus l'idée d'une universalité
      de l'éducation nationale : "Pour la plupart des enfants
      d'immigrants, l'anglais n'est pas la langue maternelle et doit
      donc être appris en classe ; par suite, il est évident
      que les écoles ont à jouer un rôle qui, dans
      toute autre nation, serait naturellement assuré par les
      parents18."
 La nation issue du Novus Ordo Saeclorum ne n'est pas fondée
      sur le sang mais sur un contrat qui lie des immigrants à
      l'éducation. D'où le rôle politique nécessaire
      joué, en Amérique plus qu'ailleurs, par l'éducation.
      Nul part mieux qu'aux Etats-Unis la fondation de l'Etat par l'éducabilité
      théorisée par Fichte et Humboldt ne se vérifie
      dans de telles conditions de nationalité qui s'opposent
      pourtant radicalement au droit Allemand.
 Toutefois, évoquant l'exemple grec, Arendt souligne que
      le mot éducation "a une fâcheuse résonance
      en politique [...] Celui qui veut vraiment créer un nouvel
      ordre politique par le moyen de l'éducation , c'est-à-dire
      en ne faisant appel ni à la force ni à la contrainte,
      ni à la persuasion, celui-là doit se rallier à
      la terrible conclusion platonicienne : bannir tous les vieux
      de l'Etat à créer19."
 Ce règne du nouveau révèle un conflit entre
      l'absence d'autorité politique caractéristique
      de la démocratie américaine et l'absence d'autorité
      dans l'ordre de la pédagogie : "nulle part les problèmes
      d'éducation d'une société de masse ne se
      sont posés avec tant d'acuité et nul part ailleurs
      les théories pédagogiques les plus modernes n'ont
      été acceptées de façon si servile
      et si peu critique20." Selon Arendt, la cause de ce problème
      réside dans la primauté abusive de l'égalité
      dans la société américaine qui "va
      beaucoup plus loin que la simple égalité devant
      la loi21". Nous verrons comment Kelsen définit en
      démocratie le conflit entre la nécessité
      idéologique de l'égalité (Kelsen songe à
      la conception marxiste de la démocratie qui ne peut émerger
      que de l'abolition des classes sociales) et la nécessité
      formelle de la liberté qui seule, d'après Kelsen,
      garantit le fonctionnement démocratique des institutions,
      l'égalitarisme conduisant irrémédiablement
      hors de la sphère purement conventionnelle qu'est la démocratie.
 Fichte reprochait à Pestalozzi - dont il louait par ailleurs
      les méthodes- l'absence de perspectives politiques où
      inscrire sa pédagogie. Arendt y voit au contraire une
      aporie de la démocratie, consistant en une confusion dommageable
      entre la modernité politique et la modernité pédagogique
      : "ce n'est pas un hasard si l'endroit où l'autorité
      politique a d'abord été ébranlé,
      à savoir l'Amérique, est aussi celui où
      la crise actuelle de l'éducation se fait le plus sentir22".
 Arendt en impute implicitement la responsabilité au pragmatisme
      qui substitue le faire à l'apprendre (même s'il
      n'est pas nommé on peut y voir une critique de John Dewey).
      Arendt avertit toutefois le lecteur contre la tentation de retour
      à l'enseignement traditionnel que la volonté de
      voir restaurer l'autorité pourrait induire. C'est pourquoi
      elle en vient à réintroduire la famille en tant
      que garante de l'autonomie de l'enfant ( faut-il y voir une critique
      d'Engels et un retour à Hegel ?). Plus précisément
      cette critique d'inspiration kantienne redéfinit la séparation
      entre l'espace privé et l'espace public dans l'éducation,
      mais non plus en termes institutionnels et politiques (dans son
      rapport à l'État où le public serait l'étatique
      et le privé l'individuel) mais dans un rapport au monde
      qui commande la transmission de l'ancien. Cette transmission
      relève de ce qu'Arendt appelle la sphère "pré-politique".
      Et Arendt de conclure : "Évitons tout malentendu
      : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation,
      est l'essence même de l'éducation, qui a toujours
      pour tâche d'entourer et de protéger quelque chose
      - l'enfant contre le monde, le monde contre l'enfant, le nouveau
      contre l'ancien, l'ancien contre le nouveau.[...] c'est justement
      pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire
      dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice23."
 En tranchant pour la liberté et l'autonomie contre l'égalité
      hétéronomique, on peut dire qu'Arendt opte pour
      l'instruction publique contre l'éducation nationale.
 Chapitre II. - Prolégomènes éducatifs
 à une critique de l'économie des savoirs.
   La crise de l'éducation nationale n'est pas une crise
      de système. Elle procède de la crise herméneutique
      de la valeur. C'est donc à la critique heuristique de
      la "relever". 1. Critique heuristique du matérialisme historiqueL'heuristique générale met en cause la notion même
      d'idéologie qui est contestable dans son rapport déterministe
      à la connaissance. Ainsi la notion althussérienne
      "d'appareil idéologique d'Etat" appliquée
      à l'école reste heuristiquement obscur.
 La critique de la famille effectuée par Engels dans L'Origine
      de la famille, de la propriété privée et
      de l'Etat a banni pour longtemps la possibilité d'une
      réflexion de gauche sur la famille qui serait pourtant
      essentielle à la définition des fondements et des
      limites d'une éducation nationale. En la matière,
      nous gagnerions à nous pencher sur Pestalozzi qui est
      la référence de Fichte et de Humboldt en matière
      de pédagogie et préfigure tant Piaget sur le plan
      cognitif qu'Arendt sur le plan politique.
 La critique marxienne repose au demeurant sur des prémisses
      analogue à ceux de l'heuristique générale,
      puisque Marx dans sa onzième thèse sur Feuerbach
      affirme que la transformation du monde doit primer sur son interprétation.
 Mais c'est sur la question du sujet, l'heuristique littéraire
      nous l'a appris, que la transformation historico-heuristique
      diffère de la transformation historico-"matérialiste".
      En effet si le sujet n'existe pas l'autariat poétique
      est impensable. Or l'autariat existe. C'est cette activité
      du sujet qui doit fonder la propriété comme Fichte
      l'affirme dans ce qu'il considérait comme son meilleur
      livre : L'État commercial fermé (1800).
 d'un point de vu heuristique (et historique...), la critique
      de l'hégélianisme n'est pas tant postérieure
      à Hegel (Marx, Adorno, Derrida,...) qu'antérieure
      au "dernier des philosophes". Cette critique a priori
      peut être décelée aujourd'hui :
 a) dans la conception fichtéenne du savoir absolu qui
      est heuristique en ce qu'elle lie l'être et la liberté
      dans le savoir - d'où sa lecture de l'activité
      humaine comme Tathandlung (acte libre engageant le sujet créateur)
      et non comme Tatsache (acte réifié en fait).
 b) dans la primauté accordé par Guillaume de Humboldt
      à l'énergeia (l'acte) sur l'ergon (le travail)
      qui place la poétique de la parole au centre de l'économico-politique.
 Cette critique de la valeur-travail, qu'Adam Smith et les libéraux
      avaient imposée en économie et que Marx a repris,
      annonce une théorie heuristique de la valeur qui permettrait
      d'éclairer la transition actuelle d'une économie
      industrielle à une économie des savoirs.
 Cette émergence d'une économie des savoirs, où
      la notion d'emploi apparaît comme obsolète, ne sera
      émancipatrice pour le sujet que si elle s'adosse à
      une éthique et à une politique heuristique de l'éducation.
 2. Critique heuristique des généalogies de la
      valeur et du savoirLa présentation historique des concepts dans la généalogie
      foucaldienne a fonction de mettre en question leur valeur. J'ai
      tenté de démontrer dans le séminaire de
      1991 en quoi c'est une démarche inverse qui est en jeu
      dans l'heuristique littéraire, où la présentation
      uchronique a pour fonction historique de créer des valeurs
      par la désoccultation des textes poétiques.
 C'est pourquoi l'heuristique est normative et présente
      la création de normes non comme une oppression mais comme
      un des ressorts de la liberté. Dans les arts cette liberté
      n'est pas dissociable de la liberté politique dans la
      mesure où l'homme, et plus encore le citoyen, se définit
      par sa faculté de se réapproprier une langue par
      l'énergeia humboldtienne de la parole que Cassirer a repris
      tant dans sa Philosophie des formes symboliques que dans ses
      écrits politiques (c'est en inscrivant, presque titre
      pour titre,.ses pas dans ceux de Guillaume de Humboldt qu'il
      écrit le Mythe de l'État).
 3. Critique heuristique du libéralisme Les contempteurs de l'éducation nationale ont mobilisé
      ces derniers temps l'imagerie tératologique. L'éducation
      nationale est elle la figure du Léviathan ? ou pire ?
      car ce pouvoir absolu étant acéphale, contrairement
      au souverain, il ne peut susciter la révolution. Le contrat
      n'est-il pas devenu anonyme ?
 Faut-il inscrire ici la problématique juridique de l'éducation
      en relation avec celle des droits naturels ou plus précisément
      avec celle des droits de l'homme ? Si les droits de l'homme priment
      sur le droit positif instauré par les Etats, peut-on dire
      que, si l'éducation est un droit de l'homme, elle ne peut
      être nationale ?
 Le problème du libéralisme est qu'il se fonde sur
      la nature humaine et nie que la communauté nationale et
      son histoire puisse être des éléments constitutifs
      de la personne. C'est ce débat qui rend abstraites la
      théorie de Rawls et pertinentes celles d'Arendt et de
      Kelsen.
 4. Fondements politiques d'une économie des savoirs
      : l'autonomie heuristique de Vaihinger et de KelsenCurieusement les libéraux en sont restés à
      Locke et Hume et n'ont pas tiré les leçons politiques
      et économiques de la correction kantienne apportée
      à l'empirisme. Il faut en fait attendre Kelsen par l'intermédiaire
      de Vaihinger pour que l'empiro-criticisme infléchisse
      la pensée politique. Ce qui nous intéresse particulièrement
      ici c'est que Kelsen hérite de Vaihinger qui dans sa philosophie
      du "comme si" élabore une théorie du
      concept conçu heuristiquement comme une fiction créatrice.
      Cette philosophie qui eût pu recevoir une postérité
      littéraire a trouvé sa plus brillante application
      dans la théorie du droit démocratique de Kelsen.
 Pour Kelsen le système juridique est un ordre autonome
      de contraintes qui possède une structure hiérarchisée.
      Les évaluations  juridiques se font non pas en fonction
      d'une norme fondamentale ou d'un principe de droit absolu, mais
      en fonction d'hypothèses qui se présentent comme
      des fictions heuristiques (par exemple telle ou telle constitution.
      Kelsen est l'auteur de la première constitution de la
      république autrichienne) validant le système et
      permettant sa transformation. Sans heuristique, il n'est pas
      possible de démontrer la validité des lois. Tout
      état pour Kelsen présuppose donc un concept juridique
      et non l'inverse.
 Ainsi deux types d'éducation et d'économie des
      savoirs sont envisageables : Le premier est celui de l'autonomie,
      où les destinataires des normes en sont aussi les auteurs;
      le second est celui de l'hétéronomie, où
      les citoyens sont soumis à des normes produites par d'autres.
 L'heuristique ne méconnaît pas les lois de la nécessité
      sociale, mais l'homme étant un animal politique, elle
      est contrainte d'admettre l'individu non pas tant comme vérité
      mais méthodologiquement à la façon de Schumpeter.
      C'est aussi, vis-à-vis du sujet, la démarche de
      Kant avec le subjectivisme méthodologique de l'impératif
      catégorique, dont le philosophe a heuristiquement besoin
      pour fonder la loi morale.
 Autonomie, heuristique, subjectivisme méthodologique,
      seule la prise en compte de ces trois dimensions pourrait nous
      permettre de lier la notion de liberté à celle
      d'éducation nationale.
   1. Cf. H. VAIHINGER, Die Philosophische des "Als ob"
      : System der theoretischen, praktischen und religiösen Fiktionen
      der Menscheit auf Grund eines idealistischen Positivismus, Reuther
      und Reichard, Berlin, 1913. 2. L.- R.DE LA CHALOTAIS, Essai d'éducation nationale
      et plan d'étude pour la jeunesse, Raynal, Paris, 1825,
      p.15 3. Idem. 4. Rabaut Saint-Etienne, Procès verbaux du comité
      d'instruction publique de la convention nationale, documents
      inédits sur l'histoire de France, tome 1, 15 octobre 1792
      - 2 juillet 1793, imprimerie nationale, Paris,1891, p.232. 5. F.-F.-V. JACQUEMONT, Tribunat. Rapport sur le projet de
      loi relatif à l'or
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