Michel Leter [1991]

Apories de l'herméneutique

2. La Fabrication de l'oeuvre ouverte chez Eco comme caricature de l'exégèse et occultation du midrach

© Presses du centre de recherches heuristiques, 1998

 

 Nous ne connaissons pas de mot plus juste sur la réception littéraire que celui des Goncourt : «Un livre n'est jamais un chef-d'oeuvre : il le devient1 ». Pourquoi? Non pas seulement parce que l'intersubjectivité nécessaire à la formation du consensus sur le "chef-d'oeuvre" se déploie plus dans la durée que dans l'espace, mais encore parce qu'il est aujourd'hui médiatisé par la sacralisation herméneutique qui intervient entre la création et le passage à la postérité.
En effet, la relation au texte ne fonctionne pas tant comme une relation critique que comme une relation de canonisation. Devant ce singulier phénomène de canonisation profane, sur lequel dans la foulée de l'herméneutique s'est édifiée la nouvelle critique, on songe à ce que disait déjà Denis de Rougemont dans L'Amour et l'Occident :« Nos grandes littératures sont pour une bonne partie des laïcisations du mythe, ou comme je préfère le dire : des "profanations" successives de son contenu et de sa forme2 » ou comme nous préférons le dire des paganisations du mythe puisque l'herméneutique philosophique se pare des rituels de l'herméneutique sacrée.

L'herméneutique ne rompt pas avec l'exégèse dans la mesure où elle possède elle aussi sa "patristique". Gadamer inaugure ainsi la conférence sur L'Universalité du problème herméneutique prononcée en octobre 1965 devant le groupe de travail de philosophie de l'Académie Albertus Magnus3 : « Je me propose d'expliciter quelques choses simples mettant en évidence l'universalité de ce point de vue que j'ai nommé "herméneutique", me rattachant ainsi à une façon de parler employée par Heidegger dans ses débuts et prolongeant par là une perspective qui remonte primitivement à la théologie protestante et a été transmise à notre époque par Dilthey4.»
La "transmission" évoquée ici par Gadamer renvoie implicitement au texte fameux de Dilthey, Origine et développement de l'herméneutique, publié à l'aube du siècle, en 1900. Dilthey démarque d'entrée l'ars interpretandi de l'exégèse religieuse en posant que « L'art d'interpréter (ermhueia) les poètes naquit en Grèce des besoins de l'enseignement5 ». Jusqu'au dix-huitième siècle selon Dilthey « Les herméneutiques classique et biblique avaient suivi des voies distinctes [...]. Les voies se rejoignent au dix-huitième siècle. Le wolfien Meier franchit ce pas, en 1757 dans son Versuch einer allgemeinen Auslegungskunst [...] Mais soulignant, sans le démontrer, les limites de Meier, Dilthey conclut qu' « une herméneutique vigoureuse ne pouvait s'élaborer que dans un esprit unissant la virtuosité d'interprétation philologique à une véritable faculté philosophique. Schleiermacher en était un6 ».

L'analyse de la cristallisation herméneutique de Schleiermacher est riche d'enseignement, car c'est moins ici le discours de Schleiermacher que le mythe né de son interprétation par Dilthey et par Szondi qui mérite commentaire. C'est Schleiermacher fut le premier à instiller cette idée dominante aujourd'hui que le lecteur irait jusqu'à mieux comprendre l'auteur que l'auteur ne saurait se comprendre lui-même, ouvrant la porte à nombre d'aberrations au premier rang desquelles les théories de la lecture conçue comme réécriture du texte.
Ainsi que le formule l'herméneutique philosophique et que l'étayent des études moins engagées et plus érudites, telles que celle de Georges Gusdorf, c'est à Schleiermacher qu'il faut attribuer la paternité du passage d'une herméneutique spéciale (en gros l'exégèse biblique) à une herméneutique générale. Si l'on en croit les herméneutes, l'oeuvre de Schleiermacher, pourtant théologien de son état, représente une émancipation décisive sur laquelle ont pu s'édifier la philosophie allemande du dix-neuvième et du vingtième siècle.
Or, on ne saurait juger de cette avancée sans revenir sur l'opération d'occultation conduite à l'aube des années soixante par Umberto Eco dans L'oeuvre ouverte, qui apparaît aujourd'hui comme un des premiers signaux de ralliement de la critique littéraire aux présupposés de l'herméneutique philosophique. Nous sommes ainsi contraints de faire un sort à l'idée, communément admise depuis l'ouvrage d'Umberto Eco, que l'exégèse médiévale est d'essence dogmatique puisque soumise à la clôture des quatre sens de l'écriture biblique : le sens littéral, le sens allégorique, le sens moral (ou tropologique) et, au sommet, le sens anagogique. Le tout, on le sait, est résumé par la fameuse formule "Littera gesta docet, quid credas allegoria, Moralis quid agas, quo tendas anagogia" que l'on peut traduire ainsi : "le sens littéral enseigne l'histoire, le sens allégorique ce que l'on doit croire, le sens moral ce que l'on doit faire, le sens anagogique les fins dernières".
Les fondateurs de l'herméneutique philosophique jugent que cette théorie des quatre sens est d'essence dogmatique et qu'il importe d'en libérer la théologie afin de pouvoir dans un second temps léguer l'herméneutique à la philosophie. Umberto Eco - qui est depuis passé maître en fictions médiévales - définit également l'essor de la polysémie dans la littérature moderne comme une réaction à l'étroitesse du dogme des quatre sens, abusivement identifié à l'exégèse chrétienne : « Cette théorie avec laquelle Dante nous a familiarisés, trouve sa source chez saint Paul (videmus nunc per speculum in nigmate, tunc autem facie ad faciem). Reprise par saint Jérôme, Augustin, Scot Erigène, Bède, Hugues et Richard de Saint-Victor, Alain de Lille, Bonaventure, Thomas, d'autres encore, elle constitue la clef de la poésie médiévale7 ».
Cette énumération est précipitée. Les théologiens sont plus partagés sur la question que ne le laisse entendre Eco. Saint Augustin fait mention de ces quatre sens, mais aussitôt pour préciser que l'on peut en ajouter d'autres, l'intellect divin étant par essence infini . Quant à saint Thomas dans sa Somme théologique, il s'inquiète au contraire d'une telle multiplication des sens. On peut imaginer que les théologiens allemands, dont était Schleiermacher, se soient méfiés de tout ce qui leur semblait venir de Rome, et que l'exégèse jésuite de la contre-réforme ait provoqué chez eux un violent rejet de tout ce qui pouvait être assimilé au dogmatisme romain. Mais la principale occultation n'est pas nommée. Le débat n'oppose en l'occurrence que des théologiens qu'ils soient tenus pour dogmatiques ou qu'ils reprennent l'héritage de la théologie luthérienne (voire après coup de la théologie catholique du Kulturkampf, tel Heidegger) demeurant dans l'espace étroit qui sépare l'orthodoxie catholique de son hétérodoxie.
Naturellement, il n'est pas de notre propos ni de nos compétences de discuter ces positions. Nous observerons simplement que Schleiermacher - qui s'illustra pourtant aux côtés de Guillaume de Humboldt dans le combat pour l'émancipation des Juifs de Prusse - ne fait aucune allusion, dans ses cours sur l'herméneutique à la plus ancienne exégèse biblique, l'exégèse juive, qui n'a jamais eu aucun caractère dogmatique puisque s'y attachent presque autant d'interprétations que de communautés d'interprètes.
Car c'est bien là que le bât blesse, la réaction contre le dogme des quatre sens, proclamé comme on brandit un talisman dans toutes les oeuvres de l'actuelle critique littéraire est, sous couleur d'émancipation, foncièrement conservatrice. L'anti-dogmatisme affiché par Eco est d'essence chrétienne puisqu'il se fonde sur une occultation de l'herméneutique juive.
Rappelons tout d'abord que la "théorie des quatre sens" n'est qu'une version expurgée du Pardès juif. Le Pardès contient dans sa forme même la polysémie qui inspirera tacitement les avant-gardes, puisqu'il s'agit d'un acronyme (pé-resh-daleth-samekh) qui vocalisé correspond au mot verger. L'acronyme Pardès renvoie à quatre méthodes d'interprétation : Pshat (le sens obvie ou littéral) ; Rémèz (le sens allusif, découlant de l'interprétation allégorique) ; Drash (littéralement : signification donnée par la recherche, que nous serions tentés de la traduire par l'occitan trobar ou puisque telle est notre orientation par "sens heuristique", si l'épithète ne s'appliquait pas à l'ensemble du Pardès) ; et Sod (le sens mystique ou secret). On perçoit déjà ici le décalage avec la description caricaturale donnée par Eco des quatre sens.
L'apodictique qui fonde, du moins en France, le monopole de l'herméneutique "nouvelle" sur l'oeuvre ouverte repose sur une analyse hâtive - si nous sommes cléments - et sur l'occultation de l'hébreu - si nous sommes sagaces.
Ainsi sans nous attarder sur la simplification de l'exégèse chrétienne elle-même effectuée par Eco pour les besoins de la cause, observons que ces quatre sens ne correspondent pas aux côtés d'un champ clos. Il sont au contraire l'occasion d'un pluralisme herméneutique sans équivalent dans les siècles (l'herméneutique allemande n'a que deux siècles d'existence). La polysémie est encore démultipliée par la diversité des règles. Ainsi Hillel propose sept règles d'interprétation, tandis qu'Ismaël Ben Elisha en propose treize, et Rabbi Eliezer Ben Yosé le Galiléen va jusqu'à trente-deux! L'absence de consensus entre les herméneutes n'est pas un fiat des Geisteswissenschaften !
C'est le midrach, entre le IIe et le XIIe siècle qui va théoriser pour la première fois l'oeuvre ouverte. Deux grandes écoles d'interprétation midrachiques se distinguent : l'école d'Akiva, qui enquête sur chaque lettre et chaque mot et celle de Rabbi Ismaël, qui soutient qu'il n'y a pas d'ordre chronologique dans la Bible. Ces deux écoles ont produit les textes midrachiques de base : Mekhilta pour le livre de l'Exode, Sifra pour le Lévitique, et Sifré pour les Nombres et le Deutéronome.
Ainsi donc l'herméneutique juive n'est pas soluble dans l'exégèse médiévale. David Banon, en évoquant Rachi, a précisé l'identité de l'herméneutique juive du Moyen Age par rapport à l'exégèse : « Rachi n'entre pas dans les diverses postures codifiées au Moyen Age qui interdisent l'originalité : le scriptor qui recopie sans ajouter ni retrancher, le compilator qui choisit et rassemble sans jamais mettre du sien, le commentator qui ne s'introduit dans le texte que pour le rendre intelligible, l'auctor, enfin, qui donne ses propres idées en s'appuyant toujours sur d'autres autorités. Rachi sait être original même dans le commentaire8 ».
Loin d'avoir uvré pour garder le dogme (le mot et la notion n'existent pas dans le judaïsme), les grands passeurs juifs de l'herméneutique avaient déjà accompli le geste d'Eco, puisque la Thora était donnée comme le livre ouvert par excellence. Les grands clivages que nous retrouvons aujourd'hui sont déjà en place. Abraham Ibn Ezra dans sa volonté de déjouer les interprétations farfelues de la Bible attaqua particulièrement les "allégoriseurs" karaïtes et ceux qui ne prêtaient aucune attention à la grammaire. Ainsi l'herméneutique hébraïque n'a pas attendu le dix-neuvième siècle pour trouver son Renan et développer une critique historique. Abraham Ibn Ezra (1092-1167) a mis en lumière nombre d'anachronismes dans le Pantateuque qui pourraient invalider l'autariat de Moïse. Il a également discerné le travail d'un second prophète dans la dernière partie du livre d'Isaïe. Il convient de citer le travail herméneutique de Spinoza également antérieur à la constitution de l'herméneutique philosophique.
Maïmonide, dont le Guide des égarés a aujourd'hui presque valeur canonique, n'est pas le moindre des critiques du Pardès. Sa méthode allégorique d'interprétation est elle-même l'objet de polémiques nourries. Levi Ben Gershom, philosophe et mathématicien provençal du quatorzième siècle, fut un rationaliste encore plus décidé. En revanche, le commentaire de Bahya Ben Asher était fondé sur la théorie des quatre sens.
Tout en prenant bien soin d'épargner les herméneutes contemporains, David Banon nous laisse implicitement deviner les insuffisances d'Umberto Eco en appliquant la formule "oeuvre ouverte" au Talmud : « ces diverses possibilités d'interprétation orientent la lecture et sont constitutives de l'ouverture du Talmud, qui continûment se développe et prolifère, mais qui, cependant, possède une formule d'ordre. C'est ce qui nous a permis de traduire guémara non par achèvement, mais par in-achèvement. Le Talmud est une "oeuvre ouverte9"».
L'opération Eco présuppose tout texte de la modernité comme ouvert, alors que les textes anciens seraient fermés. La Thora pourtant est conçue comme intrinséquement ouverte. Cette ouverture n'est pas seulement présupposée, mais a donné lieu à une pratique et à des "genres littéraires" (michna, guemara, midrach) constitutifs du judaïsme. Le corpus de l'herméneutique juive est donné comme ouvert intrinséquement, alors que bien des ouvertures opérées par l'herméneutique littéraire sont accomodatices.
C'est une des caractéristiques de l'herméneutique que de fonder le nouveau sur une occultation, qui se donne comme innovation ou déconstruction (on comprend l'injonction de Derrida dans Che cos'e la poesia ?10 de brûler les traités de poétique). Toute l'herméneutique moderne se fonde non sur une émancipation mais sur une occultation généalogique de l'herméneutique juive. Cette dissimulation des preuves permet de sélectionner un adversaire plus commode : l'exégèse chrétienne, qui prête un flanc plus ductile à la critique.
Quand bien même les quatre sens constitueraient un cadre rigide, Banon suggère que leur utilisation est ouverte. Il laisse entendre que la division des quatre sens est plus subtile qu'il y paraît puisque dans le midrach, c'est dans la transgression qu'on trouve le littéral. Le schème-racine sur lequel repose la langue hébraïque permet dans la trangression même du sens obvie de restituer le sens littéral du texte :
«Un dernier exemple, montrera jusqu'où va l'audace des commentateurs dans la transgression du sens obvie. Transgression qui restitue le sens littéral du texte. Cet exemple, nous allons le chercher en Jérémie 31,30 : « Voici, des jours arrivent, dit Adonaï, et je conclurai avec la maison d'Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle (brite h'adacha). » D'emblée, Radaq [en note : Rabbi David Qimh'i dénommé Radaq à partir des initiales qui composent son nom. Grammairien et exégète de Narbonne (1160?-1235?)] lit la fin de ce verset comme étant h'idoucha, c'est-à-dire qu'il vocalise la racine [hète - dalet - chine] i/ ou /a en lieu et place de a/a/a. Ce qui donne le commentaire suivant :

Alliance nouvelle (h'adacha) : il s'agit plutôt de renouvellement (h'idoucha). Que l'Alliance subsiste (soit maintenue) et ne soit pas rompue comme l'a été celle que Dieu a contractée avec les enfants d'Israël au Sinaï. Et je dis que le prophète a prophétisé au sujet d'une nouvelle Thorah qui doit être [considérée] non comme une Thora nouvelle, c'est-à-dire semblable à celle qui a été donnée au Sinaï ainsi qu'il est écrit [Jr 31, 31] : « Qui ne sera pas comme l'Alliance que j'ai conclue avec leurs pères le jour où je les ai pris par la main pour les sortir du pays d'Égypte...» - qui, elle est la Torah véritablement. Nouvelle parce qu'il a renouvelé leur repentir (leur retour). En effet on a donné une explication. Que veut dire [le verset de Jr 31, 31] : « qui ne sera pas comme l'Alliance que j'ai conclue avec leurs pères (...) et eux l'ont rompue », mais celle-là, ils ne l'annuleront pas car [Jr 31, 32] : « Je ferai pénétrer ma Thora dans leur sein et sur leur cur je l'écrirai », afin qu'elle ne soit jamais oubliée par eux et c'est ainsi qu'il faut comprendre l'ensemble du sujet comme il en ressort du contexte immédiat [cf. Jr 31,33-39]. Car il n'y aura pas de nouvelle alliance mais seulement une confirmation [de l'ancienne]. Et c'est d'ailleurs ainsi que le rapporte le dernier des prophètes, Malachie, en conclusion de sa prophétie [Mal 3, 22] : « Souvenez-vous de la Thorah de Moïse mon serviteur à qui j'ai signifié, sur le Horeb, des décrets et des lois, pour tout Israël », et l'ensemble de cette péricope, ainsi que son épilogue [Mal 3, 23-24] : « Voici, je vous envoie Élie le prophète avant qu'arrive le jour grand et redoutable, et il ramènera le cur des pères à leurs enfants et le cur des enfants à leurs pères...» Donc tu vois bien (conclut Radaq) qu'il n'y aura jamais une nouvelle Thorah, seulement celle qui fut donnée au Sinaï, comme il est écrit [Mal 3,22] : « Ainsi que je lui [Moïse] ai ordonné à Horeb...»

Cette interprétation de Radaq, qui méritait d'être citée entièrement, se base sur le fait que nos maîtres sollicitent les consonnes et non les voyelles : la racine hébraïque intégrant, dans l'espacement laissé libre - vide blanc - par les consonnes, des voyelles différentes, et permettant ainsi la diversité de lecture. Afin de ne pas laisser place au doute, il importait à Radaq d'insister sur la permanence de l'ancienne Alliance, sur sa confirmation, sa consolidation, son renouvellement (h'idoucha) et sur le repentir (cf. épilogue de Malachie), mais aussi sur Jr 31, 34-36 ainsi lu par les commentateurs : de même que le monde est monde, et qu'il est régi par les lois immuables du déterminisme naturel, de même le peuple d'Israël ne disparaîtra et ne sera pas rejeté par Dieu. Et, comme si cet argument ne suffisait pas, Radaq va demander à l'intratextualité restreinte et à l'intertextualité générale des «preuves» qui confortent sa lecture. Cela en s'entourant des précautions qu'on devine aisément dans la tournure qu'il donne aux phrases pour étayer son exégèse. En effet, plusieurs fois, Dieu a renouvelé l'Alliance qu'il avait contractée avec les enfants d'Israël au Sinaï : dans les plaines de Moab (Deut 28, 69 et 29,11); du temps de Josias, roi de Judée (2 Rs 23,2-3 et 2 Chr 34,31); mais les enfants d'Israël l'ont rompue. Cependant, elle reste valable. D'ailleurs, Jérémie lui-même nous apprend que l'Alliance est éternelle (Jr 32,40). Il n'y aura donc pas de nouvelle Thorah, mais des renouvellements de sens, des h'idouchim : des novellae, la découverte de significations non encore mises au jour. Tout se passe comme si ces «innovations» étaient en germe dans le texte, dans sa pluridimensionnalité. Qu'elles se lovaient dans les blancs entre les lettres, entre les mots, entre les lignes. Dans les marges, les interstices11.»
Il y a ici déjà les fondements d'une critique moderne que la critique moderne n'a pas voulu reconnaître (pour des raisons évidentes), l'herméneute préférant de nos jours appliquer des principes qui ne conviennent qu'aux langues sémitiques (comme l'interprétation par l'anagramme ou par la substitution des voyelles).
La réintroduction du midrach dans l'horizon critique, comme fondement ou point d'origine, constitue une condition de l'élaboration de notre heuristique littéraire.
L'existence d'une herméneutique juive fondée séculairement sur l'ouverture de l'oeuvre met en cause les postulats de l'herméneutique profane. Aussi nous ne pourrons tenir pour acquis le caractère émancipateur qui est censé fonder l'herméneutique allemande. D'autant qu'après avoir occulté le corpus juif (le livre) c'est aux livres que l'herméneutique allemande va s'attaquer. L'interprétation et la compréhension deviennent donc par l'interprétation qu'en donnera Dilthey, voire plus près de nous Peter Szondi, un récit de libération, d'abord de la tutelle de la théologie, notamment de la théologie jésuite élaborée durant la contre-réforme contre la réforme luthérienne ; puis, avec Dilthey, de la tutelle de l'absolu au profit du relativisme historique ; ensuite, avec Heidegger, de la tutelle de l'interprétation ; et enfin - "libération" définitive - avec Gadamer, de la tutelle du texte.
La canonisation de l'herméneutique profane aboutit à une néo-sacralisation qui ne dit pas son nom, et touche aussi bien l'herméneute que son ombre. Ainsi la réduction, essentialisation d'Heidegger "au seul philosophe du siècle" fait écho à son essentialisation d'Hölderlin. Cette fronce de l'herméneutique n'est pas propre à Heidegger. La surdétermination de Baudelaire et de Mallarmé dans la "patristique" de la modernité littéraire procède d'un mouvement similaire d'essentialisation. On comprend mieux pourquoi il est nécessaire de supprimer toute référence à la critique juive, pour laquelle toute sanctification ne peut se fonder que sur une pratique.
Ce qui singulièrement confère une manière d'immunité critique à Heidegger et à Gadamer lorsqu'ils s'adonnent à l'interprétation des textes, c'est le changement majeur qui s'opère avec le vingtième siècle où le centre de gravité de l'herméneutique se déplace de l'interprétation des textes à la compréhension de l'existence. L'herméneutique ne renvoie donc plus tant aujourd'hui aux modes de la connaissance interprétative qu'à la manière immédiate d'être au monde. Il nous faut donc d'abord retenir une première leçon : la vitalité de l'herméneutique se fonde sur un idéal généalogique de libération, et plus largement sur l'idéal révolutionnaire qui marque de son sceau l'aile libérale du romantisme. Or, force est de reconnaître qu'historiquement cet idéal des plus élevés a servi de paravent à l'hétéronomie. A condition que nous nous mettions d'accord sur ce qu'il faut entendre par libération, l'herméneutique ne pourra vraiment se poser comme émancipatrice qu'en s'inscrivant dans un processus heuristique, indépendamment des problématiques de la mort de l'homme et du rejet du savoir, tenant compte de l'auteur comme sujet. Par méthode, et à la différence de Schleiermacher et de Dilthey, nous ne tiendrons pas pour acquis que le critique en sache plus que l'auteur sur son oeuvre, même s'il en dit plus. Nous n'assimilerons pas la lecture à une réécriture. Seule une écriture à part entière, une écriture consécutive à la lecture, seul un écrire-avec et non pas un écrire-sur pourra nous aider à mettre à jour les virtualités heuristiques de la critique littéraire.

 

1. J. et E. GONCOURT, Journal, 23 juillet 1864, t. VI, les éditions de l'imprimerie nationale de Monaco, Fasquelle et Flammarion, 1956, p. 224.
2. D. de ROUGEMONT, L'Amour et l'Occident, Plon, 1972, p. 154.
3. Publié dans Kleine Schriften I, pp.100-112 et traduit en français dans L'Art de comprendre, Herméneutique et tradition philosophique, Aubier,1982, p.27-47.
4. H. G. GADAMER, Op. cit., p.28.
5. W. DILTHEY "Origine et développement de l'herméneutique" in Le Monde de l'esprit, tome I, Aubier, 1947., p.322.
6. W. DILTHEY, Op. cit., p.328.
7. U. ECO, L'oeuvre ouverte, Le Seuil, 1965, p.19.
8. D. BANON, La Lecture infinie, les voies de l'interprétation midrachique, Le Seuil, 1987, p.107.
9. D. BANON, Idem, p.100.
10. D. BANON, Ibid., pp.198-200.
11. J. DERRIDA, "Che cos'e la poesia", in Points de suspension, Entretiens, Galilée, 1992, pp. 303-308.
12. D. BANON, Op. cit., pp.198-200.