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- Lettre à Victor Calmètes d'octobre 1820
- Lettre à Victor Calmètes du 29 avril 1821
- Lettre à Victor Calmètes du 10 septembre1821
- Lettre à Victor Calmètes du 20 octobre 1821
- Lettre à Victor Calmètes du 8 décembre 1821
- Lettre à Victor Calmètes de décembre 1822
- Lettre à Félix Coudroy du 15 décembre 1824
- Lettre à Félix Coudroy du 8 janvier 1825
- Lettre à Félix Coudroy du 9 avril 1827
- Lettre à Félix Coudroy du 3 décembre 1827
- Lettre à Victor Calmètes du 12 mars 1829
- Lettre à Victor Calmètes de juillet 1829
Bayonne, octobre 1820.
Je t'avoue, mon cher ami, que le chapitre de
la religion me tient dans une hésitation, une incertitude,
qui commencent à me devenir une charge. Comment ne pas
voir une mythologie dans les dogmes de notre catholicisme ? Et
cependant cette mythologie est si belle, si consolante, si sublime,
que l'erreur est presque préférable à la
vérité. Je pressens que si j'avais dans mon coeur
une étincelle de foi, il deviendrait bientôt un foyer.
Ne sois pas surpris de ce que je dis là. Je crois à
la Divinité, à l'immortalité de l'âme,
aux récompenses de la vertu et au châtiment du vice.
Dès lors, quelle immense différence entre l'homme
religieux et l'incrédule ! Mon état est insupportable.
Mon coeur brûle d'amour et de reconnaissance pour mon Dieu,
et j'ignore le moyen de lui payer le tribut d'hommage que je lui
dois. Il n'occupe que vaguement ma pensée, tandis que l'homme
religieux a devant lui une carrière tracée à
parcourir. Il prie. Toutes les cérémonies du culte
le tiennent sans cesse occupé de son Créateur. Et
puis ce sublime rapprochement de Dieu et de l'homme, cette rédemption,
qu'il doit être doux d'y croire ! Quelle invention, Calmètes,
si c'en est une !
Outre ces avantages, il en est un autre qui n'est pas moindre : l'incrédule est dans la nécessité de se faire une morale, puis de la suivre. Quelle perfection dans l'entendement, quelle force dans la volonté lui sont indispensables ! et qui lui répond qu'il ne devra pas changer demain son système d'aujourd'hui ? L'homme religieux, au contraire, a sa route tracée. Il se nourrit d'une morale toujours divine.
Bayonne, 29 avril 1821
Pour moi, je crois que je vais me fixer irrévocablement
à la religion. Je suis las de recherches qui n'aboutissent
et ne peuvent aboutir à rien. Là, je suis sûr
de la paix, et je ne serai pas tourmenté de craintes, même
quand je me tromperais. D'ailleurs, c'est une religion si belle,
que je conçois qu'on la puisse aimer au point d'en recevoir
le bonheur dès cette vie.
Si je parviens à me déterminer, je reprendrai mes anciens goûts. La littérature, l'anglais, l'italien m'occuperont comme autrefois; mon esprit s'était engourdi sur les livres de controverse, de théologie et de philosophie. J'ai déjà relu quelques tragédies d'Alfieri
Bayonne, 10 septembre 1821
Je veux te dire un mot de ma santé. Je change de genre de vie, j'ai abandonné mes livres, ma philosophie, ma dévotion, ma mélancolie, mon spleen enfin, et je m'en trouve bien. Je vais dans le monde, cela me distrait singulièrement. Je sens le besoin d'argent, ce qui me donne envie d'en gagner, ce qui me donne du goût pour le travail, ce qui me fait passer la journée assez agréablement au comptoir, ce qui, en dernière analyse, est extrêmement favorable à mon humeur et à ma santé. Cependant je regrette parfois ces jouissances sentimentales auxquelles on ne peut rien comparer; cet amour de la pauvreté, ce goût pour la vie retirée et paisible, et je crois qu'en me livrant un peu au plaisir, je n'ai voulu qu'attendre le moment de l'abandonner. Porter la solitude dans la société est un contre-sens, et je suis bien aise de m'en être aperçu à temps.
Bayonne, le 20 octobre 1821.
Tout le monde court après le bonheur,
tout le monde le place dans une certaine situation de la vie et
y aspire; celui que tu attaches à la vie retirée
ne peut être d'autre mérite que d'être aperçu
de loin. J'ai plus aimé que toi la solitude, je l'ai cherchée
avec passion, j'en ai joui; et à, quelques mois encore,
elle me conduisait au tombeau. L'homme, le jeune homme surtout,
ne peut vivre seul; il saisit avec trop d'ardeur, et si sa pensée
ne se partage pas sur mille objets divers, celui qui l'absorbe
le tue.
J'aimerais bien la solitude ; mais j'y voudrais
des livres, des amis, une famille, des intérêts,
oui, mon ami, ne ris pas de ce mot ; il attache, il occupe. Le
philosophe même, ami de l'agriculture, s'ennuierait bientôt,
n'en doute pas, s'il devait cultiver gratis la terre d'autrui.
C'est l'intérêt qui embellit un domaine aux yeux
du propriétaire, qui donne du prix aux détails,
rend heureux Orgon et fait dire à l'Optimiste :
Le château de Plainville est le plus beau du monde.
Tu sens bien que, par intérêt,
je ne veux point parler de ce sentiment qui approche de l'égoïsme.
Pour être heureux, je voudrais donc posséder à un domaine dans un pays gai, surtout dans un pays où d'anciens souvenirs une longue habitude m'aurait mis en rapport avec tous les objets. C'est alors qu'on jouit de tout, c'est là la vita vitalis. Je voudrais avoir pour voisins, ou même pour cohabitants, des amis tels que toi, Carrière et quelques autres. Je voudrais un bien qui ne fût ni assez grand pour que j'eusse la faculté de le négliger, ni assez petit pour m'occasionner des soucis et des privations. Je voudrais une femme... Je n'en ferai pas le portrait, je le sens mieux que je ne saurais l'exprimer; je serais moi-même (je ne suis pas modeste avec toi) l'instituteur de mes enfants. Ils ne seraient pas effrontés comme en ville, ni sauvages comme dans un désert. Il serait trop long d'entrer dans tous les détails, mais je t'assure que mon plan a le premier de tous les mérites, celui de n'être pas romanesque...
Bayonne 8 décembre 1821
J'étais absent, mon cher ami, quand
ta lettre est parvenue à Bayonne, ce qui retarde à
un peu ma réponse. Que j'ai eu de plaisir à la recevoir
cette chère lettre! A mesure que l'époque de notre
séparation s'éloigne de nous, je pense à
toi avec plus d'attendrissement; je sens mieux le prix d'un bon
ami. Je n'ai pas trouvé ici qui pût te remplacer
dans mon coeur. Comme nous nous aimions ! Pendant quatre ans nous
ne nous sommes pas quittés un instant. Souvent l'uniformité
de manière de vivre, la parfaite conformité de nos
sentiments et de nos pensées ne nous permettaient pas de
beaucoup causer. Avec tout autre, de silencieuses promenades aussi
longues m'auraient été insupportables; avec toi,
je n'y trouvais rien de fatigant; elles ne me laissaient rien
à désirer. J'en vois qui ne s'aiment que pour faire
parade de leur amitié, et nous, nous nous aimions obscurément,
bonnement; nous ne nous aperçûmes que notre attachement
était remarquable que lorsqu'on nous l'eut fait remarquer.
Et ici, mon cher, tout le monde m'aime, mais je n'ai pas d'amis...
Te voilà donc, mon ami, en robe et en
bonnet carré ! Je suis en peine de savoir si tu as des
dispositions pour l'état que tu embrasses. Je te connais
beaucoup de justesse et de rectitude dans le jugement; mais c'est
la moindre des choses. Tu dois avoir l'élocution facile,
mais l'as-tu aussi pure ? Ton accent n'a pas dû s'améliorer
à Toulouse ni se perfectionner à Perpignan. Le mien
est toujours détestable et probablement ne changera jamais.
Tu aimes l'étude, assez la discussion. Je crois donc que
tu dois à présent t'attacher surtout à l'étude
des lois, car ce sont des notions que l'on n'apprend que par le
travail, comme l'histoire et la géographie, et ensuite
à la partie physique de ta profession. Les grâces,
les manières nobles et aisées, se vernis, ce coup
d'oeil, cet avant-main, ce je ne sais quoi qui plaît, qui
prévient, qui entraîne. C'est là la moitié
du succès. Lis à ce sujet les lettres de lord Chesterfield
à son fils. C'est un livre dont je suis loin d'approuver
la morale, toute séduisante qu'elle est; mais un esprit
juste comme le tien saura facilement laisser le mauvais et faire
son profit du bon.
Ce n'est pas Thémis, c'est l'aveugle Fortune que j'ai choisie,
ou qu'on m'a choisie pour amante. Cependant, je dois l'avouer,
mes idées sur cette déesse ont beaucoup changé.
Ce vil métal n'est plus aussi vil à
mes yeux. Sans doute il était beau de voir les Fabricius
et les Curius demeurer pauvres, lorsque les richesses n'étaient
le fruit que du brigandage et de l'usure; sans doute Cincinnatus
faisait bien de manger des raves, puisqu'il aurait dû vendre
sa patrie et son honneur pour manger des mets plus délicats;
mais les temps sont changés. à Rome, la fortune
était le fruit du hasard, de la naissance, de la conquête;
aujourd'hui elle n'est que le prix du travail, de l'industrie,
de l'économie. Dans ce cas elle n'a rien que d'honorable.
C'est un fort sot préjugé qu'on puise dans les collèges,
que celui qui fait mépriser l'homme qui sait acquérir
avec probité et user avec discernement. Je ne crois pas
que le monde ait tort, dans ce sens, d'honorer le riche; son tort
est d'honorer indistinctement le riche honnête homme et
le riche fripon...
décembre1822.
... Je lisais hier une tragédie de Casimir Delavigne intitulée Le Paria. Je n'ai plus l'habitude des analyses critiques; aussi je ne t'entretiendrai pas de ce poème. D'ailleurs j'ai renoncé à cette disposition générale des lecteurs français, qui cherchent, dans leurs lectures, bien plus des fautes contre les règles que du plaisir. Si je jouis en lisant, je suis très peu sévère sur l'ouvrage, car l'intérêt est la plus grande de toutes les beautés. J'ai remarqué que tous les modernes tragédiens échouent au dialogue. M. Casimir Delavigne, qui est en cela supérieur, selon moi, à Arnaud et Jouy, est bien loin de la perfection. Son dialogue n'est pas assez coupé et surtout assez suivi, ce sont des tirades et des discours, qui même ne s'enchaînent pas toujours; et c'est un des défauts que le lecteur pardonne le moins, parce que l'ouvrage est sans vraisemblance ni vérité. Je crois plutôt assister à la conférence de deux prédicateurs, au plaidoyer de deux avocats, qu'à la conversation sincère, animée et naturelle de deux personnes. Alfieri excelle, je crois, dans le dialogue, celui de Racine est aussi très simple et naturel. Du reste, entraîné par un vif intérêt (qui n'est peut-être pas assez souvent suspendu), j'ai plutôt parcouru que lu Le Paria. La versification m'en a paru belle, trop métaphorique, si ce n'étaient des Orientaux mais la catastrophe est trop facile à prévoir et dès le début le lecteur est sans espérance.
Bayonne, 15 décembre 1824.
Je vois avec plaisir que tu étudies
ardemment l'anglais, mon cher Félix. Dès que tu
auras surmonté les premières difficultés,
tu trouveras dans cette langue beaucoup de ressources, à
cause de la quantité de bons ouvrages qu'elle possède.
Applique-toi surtout à traduire et à remplir ton
magasin de mots, le reste vient ensuite. Au collège, j'avais
un cahier; j'en partageais les pages par un pli; d'un côté
j'écrivais tous les mots anglais que je ne savais pas,
et de l'autre les mots français correspondants. Cette méthode
me servit à graver beaucoup mieux les mots dans ma tête.
Quand tu auras fini Paul et Virginie, je t'enverrai quelque
autre chose ; en attendant je transcris ici quelques vers de Pope
pour voir si tu sauras les traduire. Je t'avoue que j'en doute,
parce qu'il m'a fallu longtemps avant d'en venir là.
Je ne suis pas surpris que les études
aient pour toi autant de charmes. Je l'aimerais aussi beaucoup
si d'autres incertitudes ne venaient me tourmenter. Je suis toujours
comme l'oiseau sur la branche, parce que je ne veux rien faire
qui puisse déplaire à mes parents; mais, pour peu
que ceux-ci continuent, je jette de côté tout projet
d'ambition et je me renferme dans l'étude solitaire.
Let us (since life can little more supply
Than just to look about us to die)
Expatiate free over all this scene of man.
Je ne dois pas craindre que l'étude ne suffise pas
à mon ardeur puisque je ne tiendrais à rien moins
qu'à savoir la politique, l'histoire, la géographie,
les mathématiques, la mécanique, l'histoire naturelle,
la botanique, quatre ou cinq langues, etc., etc.
Il faut dire que, depuis que mon grand-père est sujet à ses fièvres, il a l'imagination frappée; et par suite il ne voudrait voir aucun membre de sa famille s'éloigner. Je sais que je lui ferais beaucoup de peine en allant à Paris, dès lors je prévois que j'y renoncerai, parce que je ne voudrais pas pour tout au monde lui causer du chagrin. Je sais bien que ce sacrifice n'est pas celui d'un plaisir passager, c'est celui de l'utilité de toute ma vie; mais enfin je suis résolu à le faire pour éviter les chagrins de mon grand-père. D'un autre côté, je ne veux pas continuer, par quelques raisons qui tiennent aux affaires, le genre de vie que je mène ici; et par conséquent je vais proposer à mon grand-père de m'aller définitivement fixer à Mugron. je crains encore un écueil, c'est qu'on ne veuille me charger d'une partie de l'administration des biens, ce qui fait que je trouverais à Mugron tous les inconvénients de Bayonne. Je ne suis nullement propre à partager les affaires. Je veux tout supporter ou rien. Je suis trop doux pour dominer et trop vain pour être dominé. Mais enfin je ferai mes conditions. Si je vais à Mugron, ce sera pour ne me mêler que de mes études. Je traînerai après moi le plus de livres que je pourrai, et je ne doute pas qu'au bout de quelque temps ce genre de vie ne finisse par me plaire beaucoup.
8 janvier 1825.
Je t'envoie ce qui précède, mon
cher Félix; ça te sera toujours une preuve que je
ne néglige pas de te répondre, mais seulement de
plier ma lettre. J'ai ce malheureux défaut qui tient à
mes habitudes désordonnées, de me croire quitte
envers mes amis quand j'ai écrit, sans songer qu'il faut
encore que la lettre parte.
Tu me parles de l'économie
politique, comme si j'en savais là-dessus plus que toi.
Si tu as lu Say attentivement, comme il me paraît que tu
l'as fait, je puis t'assurer que tu m'auras laissé derrière,
car je n'ai jamais lu sur ces matières que ces quatre ouvrages,
Smith, Say, Destutt et Le Censeur; encore n'ai-je jamais
approfondi M. Say, surtout le second volume, je n'ai que lisotté.
Tu désespères que jamais les idées saines
sur ce sujet pénètrent dans l'opinion publique;
je ne partage pas ce désespoir. Je crois au contraire que
la paix qui règne sur l'Europe, depuis dix ans, les a beaucoup
répandues; et c'est un bonheur peut-être que ces
progrès soient lents et insensibles. Les Américains
des États-Unis ont des idées très saines
sur ces matières, quoi qu'ils aient établi des douanes
par représailles. L'Angleterre, qui marche toujours à
la tête de la civilisation européenne, donne aujourd'hui
un grand exemple en renonçant graduellement au système
qui l'entrave. En France, le commerce est éclairé,
mais les propriétaires le sont peu, et les manufacturiers
travaillent aussi vigoureusement pour retenir le monopole. Malheureusement
nous n'avons pas de chambre qui puisse constater le véritable
état des connaissances nationales. La septennalité
nuit aussi beaucoup à ce mouvement lent et progressif d'instruction,
qui, de l'opinion, passait à la législature avec
le renouvellement partiel. Enfin quelques circonstances et surtout
ce caractère français indécrottable, enthousiaste
de nouveauté et toujours prêt à se payer de
quelques mots heureux, empêchera quelque temps le triomphe
de la vérité. Mais je n'en désespère
pas; la presse, le besoin et l'intérêt finiront par
faire ce que la raison ne peut encore effectuer. Si tu lis le
Journal du commerce, tu auras vu comment le gouvernement
anglais cherche à s'éclairer en consultant officiellement
les négociants et fabricants les plus éclairés.
Il est enfin convenu que la prospérité de la Grande-Bretagne
n'est pas le produit du système qu'elle a suivi, mais de
beaucoup d'autres causes. Il ne suffit pas que deux faits existent
ensemble pour en conclure que la cause de l'autre de l'autre effet.
En Angleterre, le système de prohibition et la prospérité
ont bien des rapports de coexistence, de contiguïté,
mais non de génération. L'Angleterre a prospéré
non à cause, mais malgré un milliard d'impôts.
C'est là la raison qui me fait trouver si ridicule le langage
des ministres qui viennent nous dire chaque année d'un
air triomphant : Voyez comme l'Angleterre est riche, elle paye
un milliard !
Je crois que si j'avais eu plus de papiers, j'aurais continué
cet obscur bavardage.Adieu, je t'aime bien tendrement.
Bordeaux, 9 avril 1827.
Mon cher Félix, étant pas encore
fixé sur l'époque de mon retour à Mugron,
je veux rompre la monotonie de mon éloignement par le plaisir
de t'écrire, et je commence par donner quelques nouvelles
littéraires.
D'abord je t'annonce que MM. Lamennais et Dunoyer
(noms qui ne sont pas ainsi accouplés) en sont toujours
au même point, c'est-à-dire l'un à son quatrième
et l'autre à son premier volume.
Dans un journal intitulé Revue encyclopédique,
j'ai lu quelques articles qui m'ont intéressé, entre
autres un examen très court de l'ouvrage de Comte (examen
qui se borne à un court éloge), des considérations
sur les assurances et en général sur les applications
de calcul des probabilités, à un discours de M.
Charles Dupin sur l'influence de l'éducation populaire,
enfin, un article de M. Dunoyer intitulé examen de l'opinion,
à laquelle on a donné le nom d' industrialisme.
Dans cet article, M. Dunoyer remonte plus haut qu'à M.
B. Constant et J.B. Say qu'il cite comme les premiers publicistes
qui aient observé que le but de l'activité de la
société est l'industrie. A la vérité,
ces auteurs n'ont pas vu le parti qu'on pouvait tirer de cette
observation. Le dernier n'a considéré l'industrie
que sous le rapport de la production, de la distribution, de la
consommation des richesses; et même, dans son introduction,
il définit la politique comme la science de l'organisation
de la société, ce qui semble prouver que, comme
les auteurs du dix-huitième siècle, il ne voit dans
la politique que les formes du gouvernement, et non le fond et
le but de la société. Quant à M. B. Constant,
après avoir le premier proclamé cette vérité
que le but de l'activité de la société est
l'industrie, il est si loin d'en faire le fondement de sa doctrine
que son grand ouvrage ne traite que de formes de gouvernement,
d'équilibre, de pondération de pouvoir, etc., etc.
Dunoyer passe ensuite à l'examen du Censeur européen,
dont les auteurs après s'être emparés des
observations isolées de leurs devanciers, en ont fait un
corps entier de doctrine, qui, dans cet article, est discuté
avec soin, Je ne puis t'analyser un article qui n'est lui-même
qu'une analyse. Mais je te dirai que Dunoyer me paraît avoir
réformé quelques-unes des opinions qui dominaient
dans Le Censeur. Par exemple, il me semble qu'il donne
aujourd'hui au mot industrie une plus grande extension qu'autrefois,
puisqu'il comprend, sous ce mot, tout travail qui tend à
perfectionner nos facultés; ainsi tout travail utile et
juste est industrie, et tout homme qui s'y livre, depuis le chef
du gouvernement jusqu'à l'artisan, est industrieux. Il
suit de là que, quoique Dunoyer persiste à penser
comme autrefois que, de même que les peuples chasseurs choisissent
pour chef le chasseur le plus adroit, et les peuples guerriers,
le guerrier le plus intrépide, les peuples industrieux
doivent aussi appeler au timon des affaires publiques les hommes
qui se sont le plus distingués dans l'industrie ; cependant
il pense qu'il a eu tort de désigner nominativement les
industries où devait se faire le choix des gouvernants,
et particulièrement l'agriculture, le commerce, la fabrication
et la banque; car quoique ces quatre professions forment sans
doute la plus grande partie du cercle immense de l'industrie,
ce ne sont pas les seules par lesquels l'homme perfectionne ses
facultés par le travail, et plusieurs autres semblent même
plus propres à former des législateurs, comme sont
celles de jurisconsulte, hommes de lettres.
J'ai fait la trouvaille d'un vrai trésor,
c'est un petit volume contenant des mélanges de morale
et de politique par Franklin. J'en suis tellement enthousiaste
que je me suis mis à prendre les mêmes moyens que
lui pour devenir aussi bon et aussi heureux; cependant il est
des vertus que je ne chercherai pas même à acquérir,
tant je les trouve inabordable pour moi. Je te porterai cet opuscule.
Le hasard m'a fait aussi trouver un article bien détaillé
sur le sucre de betterave; les auteurs calculent qu'il reviendrait
au fabricant à 90 centimes la livre, celui de la canne
se vend à 1 franc 10 centimes. Tu vois qu'à supposer
qu'on réussît parfaitement dans une pareille entreprise,
elle laisserait encore bien peu de marge. D'ailleurs, pour se
livrer avec plaisir à un travail de ce genre et pour le
perfectionner, il faudrait connaître la chimie et malheureusement
j'y suis tout à fait étranger. Quoi qu'il en soit,
j'ai eu la hardiesse de pousser une lettre à M. Clément.
Dieu sait s'il répondra.
Pour la somme de 3 francs par mois, j'assiste à un cours de botanique qui se fait trois fois par semaine. On ne peut y apprendre grand-chose, comme tu vois; mais outre que cela me fait passer le temps, cela m'est utile en me mettant en rapport avec les hommes qui s'occupent de science. Voilà du babil; s'il ne t'en coûtait pas autant d'écrire, je te prierais de me payer de retour.
Mugron, 3 septembre 1827.
... Tu m'encourages à exécuter
mon projet, je crois que je n'ai jamais pris de ma vie une résolution
aussi ferme. Dès le commencement de 1828, je vais m'occuper
de lever les obstacles; les plus considérables sont pécuniaires.
Aller en Angleterre, mettre mon habitation en état, acheter
les bestiaux, les instruments, les livres qui me sont nécessaires,
faire les avances des gages, des semences, tout cela pour une
petite métairie (car je ne veux commencer que par une),
je sens que ça me mènera à peu loin. Il est
clair pour moi que, les deux ou trois premières années,
mon agriculture sera peu productive, tant à cause de mon
inexpérience que parce que ce n'est qu'à son tour
que l'assolement que je me propose d'adopter fera tout son effet.
Mais je me trouve fort heureux de ma situation, car si je n'avais
pas de quoi vivre et au-delà de mon petit bien, il me serait
impossible de faire une pareille entreprise, tandis que pouvant
au besoin sacrifier la rente de mon bien, rien ne m'empêche
de me livrer à mes goûts. Je lis des livres
d'agriculture; rien n'égale la beauté de cette carrière;
elle réunit tout; mais elle exige des connaissances auxquelles
je suis étranger : l'histoire naturelle, la chimie, la
minéralogie, les mathématiques et bien d'autres.
Adieu, mon cher Félix, réussis et reviens.
Mugron, 12 mars 1829.
... A propos, sais-tu que je suis dans l'intention de me faire imprimer tout vif ? Quoi ! vas-tu dire, Bastiat auteur ? Que va-t-il nous donner ? Sera-ce un recueil de dix à douze tragédies ? ou bien une épopée ? ou bien des madrigaux ? Suit-il les traces de Walter Scott ou de Lord Byron? Rien de tout cela, mon ami; je me suis borné à accumuler les plus lourds raisonnements sur la plus lourde des questions. En un mot, je traite du régime prohibitif. Vois si cela te tente, et je t'enverrai mes oeuvres complètes, bien entendu lorsqu'elles auront reçu les honneurs de l'impression. je voudrais t'en parler plus au long, mais j'ai trop d'autres choses à te dire...
Mugron, juillet 1829.
... Je vois avec plaisir que nous avons à
peu près la même opinion. Oui, tant que nos députés
voudront faire leurs affaires et non celle du public, le public
ne sera que le grand côlon des gens du pouvoir. Mais,
selon moi, le mal vient de plus loin. Nous nous figurons aisément
(car notre amour-propre trouve son compte) que tout le mal vient
du pouvoir; je suis au contraire convaincu qu'il a sa source dans
l'ignorance et l'inertie des masses. Quel usage faisons-nous des
attributions qui nous sont dévolues ? La constitution nous
dit que nous payerons ce que nous jugerons à propos; elle
nous autorise à envoyer des fondés de pouvoir à
Paris, pour fixer la quotité que nous voulons accorder
pour être gouvernés; et nous donnons notre procuration
à des gens qui sont parties prenantes dans l'impôt.
Ceux qui se plaignent des préfets, se font représenter
par les préfets; ceux qui déplorent les guerres
sentimentales que nous faisons en Orient et en Occident, tantôt
pour la liberté d'un peuple, tantôt pour la servitude
d'un autre, se font représenter par des généraux
d'armée; et l'on veut que les préfets votent la
suppression des préfectures; que les hommes de guerre soient
imbus d'idées pacifiques ! C'est une contradiction choquante.
Mais, dira-t-on, on demande aux députés du
dévouement, du renoncement à soi-même,
vertus antiques que l'on voudrait voir renaître parmi nous.
Puérile illusion ! Qu'est-ce que une politique fondée
sur un principe qui répugne à l'organisation humaine
? Dans aucun temps les hommes n'ont eu du renoncement à
eux-mêmes; et selon moi ce serait un grand malheur que cette
vertu prît la place de l'intérêt personnel.
Généralise par la pensée le renoncement à
soi-même, et tu verras que c'est la destruction de la société.
L'intérêt personnel, au contraire, tend à
la perfectibilité des individus et par conséquent
des masses, qui ne se composent que d'individus. Vainement dira-t-on
que l'intérêt d'un homme est en opposition avec celui
d'un autre; selon moi, c'est une erreur grave et antisociale.
Et, pour descendre des généralités à
l'application, que les contribuables se fissent représenter
par des hommes qui eussent les mêmes intérêts
qu'eux, et les réformes arriveraient d'elles-mêmes.
Il en est qui craignent que le gouvernement ne fût détruit
par esprit d'économie, comme si chacun ne sentait pas qu'il
est de son intérêt de payer une force chargée
de la répression des malfaiteurs.
Je t'embrasse tendrement.