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FRÉDÉRIC BASTIAT

Lettres à Victor Calmètes

du 18 mars et du 10 septembre 1820

© Michel Leter & Presses de l'université libre de Paris, 2001
ISBN 2-914150-02-4

 

 

18 mars 1820

Je suis entré pas à pas dans le monde, mais je ne m'y suis pas jeté ; et, au milieu de ses plaisirs et de ses peines, quand les autres, étourdis par tant de bruit, s'oublient, si je puis m'exprimer ainsi, dans le cercle étroit du présent, mon âme vigilante avait toujours un oeil en arrière, et la réflexion l'a empêchée de se laisser dominer. D'ailleurs mon goût pour l'étude a pris beaucoup de mes instants. Je m'y suis tellement livré, l'année dernière, que cette année on me l'a défendue, à la suite d'une incommodité qu'elle m'a occasionnée.

 

Bayonne, 10 septembre 1820

Une chose qui m'occupe plus sérieusement, c'est la philosophie et la religion1. Mon âme est pleine d'incertitude et je ne puis plus supporter cet état. Mon esprit se refuse à la foi et mon coeur soupire après elle2. En effet, comment mon esprit saurait-il allier les grandes idées de la Divinité avec la puérilité de certains dogmes et, d'un autre côté, comment mon coeur pourrait-il ne pas désirer de trouver dans la sublime morale du christianisme des règles de conduite ? Oui, si le paganisme est la mythologie de l'imagination, le catholicisme est la mythologie du sentiment3. - Quoi de plus propre à intéresser un coeur sensible que cette vie de Jésus, que cette morale évangélique, que cette médiation de Marie ! que tout cela est touchant4 ...

1. Nous avons là un témoignage de la crise religieuse que traverse Bastiat à une période où il se montre sensible à l'influence spirituelle d'Eugène, un des fils de l'ancien associé de son père qui l'emploie. Cette intimité remonte à la petite enfance puisque Frédéric et Eugène avaient fréquenté le collège fondé près de Bayonne par l'abbé Meillan. La ferveur religieuse des deux enfants avait été nourrie par la lecture partagée d'un ouvrage intitulé La Journée du chrétien.

2. Bastiat qui s'adonne, au péril de sa santé (comme en témoigne la lettre du 18 mars), à l'étude philosophique et religieuse ne parvient pas à résoudre l'antinomie entre la foi et la raison qui fut pourtant surmontée à la fois par la métaphysique chrétienne, avec saint Thomas d'Aquin, et par les philosophes des lumières avec Rousseau, qui juge que « les plus grandes idées de la Divinité nous viennent par la raison seule » (Profession de foi du vicaire savoyard, Flammarion, Paris, 1996, p.98) ou encore avec Kant lequel, dans son ouvrage La Religion dans les limites de la simple raison, résout cette antinomie en mettant en exergue la loi morale définie comme cet élément préexistant aux actions individuelles qui peut être l'objet d'une connaissance rationnelle. Bastiat est encore loin de telles certitudes : il ne parvient pas à concevoir que la foi puisse rester entière sans compromettre la raison ni que la raison puisse éclairer l'esprit sans sacrifier la foi.
L'interprétation qui prévaut sur la religion de Bastiat est qu'elle s'inspire du spiritualisme qui régnait à l'époque et que l'on retrouve dans les oeuvres de Bonald et de Joseph de Maistre. Jean-Claude Paul-Dejean nous apprend dans sa notice biographique qui accompagne les actes du congrès de Bayonne des 13 et 14 Octobre 1995 consacré à Frédéric Bastiat et le libéralisme (Bayonne, SSLA, 1997) que Bastiat, à l'époque où il écrit cette lettre, fut initié à la franc-maçonnerie et entra à la loge "La Zélée" mais cela ne préjuge en rien de sa religion - Joseph de Maistre, référence aujourd'hui des catholiques traditionalistes, n'embrassa-t-il pas aussi la franc-maçonnerie ?
Retenons que, dans les écrits de la maturité (les Harmonies économiques, notamment), Bastiat semble avoir surmonté une part de l'incertitude évoquée au point que Lucien Jaume, dans son ouvrage L'individu effacé, croit pouvoir parler de «providentialisme» à propos de la doctrine de Bastiat.
Le Dieu de Bastiat n'est pas le grand horloger voltairien. Mais l'homme de Bastiat n'est pas non plus celui de Rousseau dont le pessimisme se mesure à l'aune de la fameuse formule «Tout est bien, sortant des mains de l'auteur des choses : tout dégénère entre les mains de l'homme» (incipit de l'Émile). En somme, la rationalité des Harmonies économiques tient sans doute plus de la monadologie de Leibniz que des lumières françaises.

3. La fin de cette lettre évoque les accents de la Profession de foi du vicaire savoyard de Rousseau qui se confiait en ces termes : « Je vous avoue aussi que la majesté des Écritures m'étonne, que la sainteté de l'Évangile parle à mon coeur [...] Quelle douceur, quelle pureté dans ses murs ! quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours ! quelle présence d'esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses ! quel empire sur ses passions ! » (Profession de foi du vicaire savoyard, Flammarion, Paris, 1996, p.118).
Averti de l'antilibéralisme de Rousseau, le lecteur moderne s'étonnera de trouver chez Bastiat cette profession de foi rousseauiste. Comment le jeune Frédéric peut-il adopter le livre de chevet de Robespierre dont s'inspire directement le culte de l'Etre suprême. Or, Pierre Ronce nous apprend que, bien que d'esprit libéral, la famille Bastiat « préférait [...] Rousseau à Voltaire, dont elle supportait mal la bruyante impiété». (Ronce, Frédéric Bastiat sa vie, son oeuvre, p.25-26).
A l'instar de Rousseau, Bastiat attaquera les matérialistes qui nient le principe d'une intelligence supérieure et attribuent l'harmonie du monde à un hasard favorable.
Bastiat s'inscrit implicitement dans le grand courant de la "religion naturelle" inaugurée par Clarke (Cf. A Discourse Concerning the Being and Attributes of God etThe Verity et Certitude of Natural and Revelated Religion (1705), ouvrages traduits en 1727 par Ricotier sous le titre de Traités de l'existence et des attributs de Dieu, des devoirs de la religion naturelle et de la vérité de la religion chrétienne) qui nourrira la "religion civile" conçue par Rousseau dans Le Contrat social (livre IV, chapitre VIII) et reprise par l'Assemblée nationale lorsqu'elle élaborera la constitution civile du clergé en 1790.
On ne préjugera pas des positions de Bastiat sur la constitution civile du clergé avant d'en retrouver la trace. Retenons simplement ici qu'à l'image de Jean-Jacques, Frédéric ne croit pas à la valeur sacramentelle du culte catholique. La fin de la lettre montre que le jeune Bastiat souscrit à l'idée rousseauiste que « Le culte que Dieu demande est celui du coeur ». (la référence exacte est la suivante «Il fallait un culte uniforme; je le veux bien : mais ce point était-il donc si important qu'il fallût tout l'appareil de la puissance divine pour l'établir ? Ne confondons point le cérémonial de la religion avec la religion. Le culte que Dieu demande est celui du coeur, Profession de foi du vicaire savoyard, Flammarion, Paris, 1996, p.98 »).
Mais alors que Rousseau décèle dans cet universalisme du sentiment religieux un puissant levier de concorde, ce même spectacle plonge notre futur économiste dans les affres de la crise religieuse. Frédéric ne parvient pas à faire abstraction de la routine des pratiques religieuses qui offusquent son idée absolue de Dieu (l'absence de référence au Christ dans ses évocations du christianisme est, à cet égard, éloquente).

4. Ici comme ailleurs la démarche de Frédéric Bastiat reste fondamentalement esthétique. Le jeune Frédéric se démarque de l'esthétique du vicaire savoyard en ce qu'il ne va pas jusqu'à la vision naturaliste et romantique de la foi qui confine au panthéiste. La splendeur du christianisme ou son génie, pour reprendre l'idée de Chateaubriand, n'est pas tant révélée par le spectacle de la création que par la beauté de la morale providentielle. Ici, plutôt qu'à Rousseau, on songe à Kant que Bastiat étudia et qui, dans sa Critique de la raison pratique, observe que « Deux choses remplissent le coeur d'une vénération toujours nouvelle et toujours croissante, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je n'ai pas à les chercher ni à en faire la simple conjecture au-delà de mon horizon, comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région transcendante : je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence » (Critique de la raison pratique, Gallimard, 1985, p.211-212). Comme Kant dans sa Critique de la faculté de juger, le volet esthétique du jugement est chez Bastiat inséparable de son volet éthique. C'est la beauté de la loi morale qui saisit Bastiat plus que sa vérité et cette loi morale n'est pas séparable du christianisme.
On peut se demander si l'attachement de Bastiat à ce que Claude Tresmontant appelle «la métaphysique de la création» n'a pas nuit à sa postérité. Ces interventions constantes de la providence dans les écrits économiques de Bastiat rebutent nos contemporains. On voit des longueurs là où réside sans doute le principe dynamique d'une pensée qui est avant tout morale ou qui n'est économique que parce qu'elle est morale.
L'évidence d'une fondation chrétienne de la morale n'est jamais mise en cause chez Bastiat. Aussi se refusera-t-il à faire de la laïcité un instrument polémique contre la religion. Il se démarque ainsi des doctrinaires de la «génération Guizot» qui parviennent au pouvoir en 1830.