Bayonne, 12 septembre 1819 (1)
Nous nous trouvons, mon ami (2),
dans le même cas : tous les deux nous sommes portés
par goût à une étude autre que celle que
le devoir nous ordonne; à la différence que la
philosophie, vers laquelle notre penchant nous entraîne,
tient de plus près à l'état d'avocat qu'à
celui de négociant (3).
Tu sais que je me destine au commerce. En entrant dans un comptoir,
je m'imaginais que l'art du négociant était tout
mécanique et que six mois suffisaient pour faire de moi
un négociant (4). Dans ces
dispositions, je ne crus pas nécesssaire de travailler
beaucoup, et je me livrai particulièrement à l'étude
de la philosophie et de la politique.
Depuis je me suis bien désabusé. J'ai reconnu que
la science du commerce n'était pas renfermée dans
les bornes de la routine. J'ai su que le bon négociant,
outre la nature des marchandises sur lesquelles il trafique,
le lieu d'où on les tire, les valeurs qu'il peut échanger,
la tenue des livres, toutes choses que l'expérience et
la routine peuvent en partie faire connaître, le bon négociant,
dis-je, doit étudier les lois et approfondir l'économie
politique (5), ce qui sort du domaine
de la routine et exige une étude constante.
Ces réflexions me jetèrent dans une cruelle incertitude.
Continuerais-je l'étude de la philosophie qui me plaît,
ou m'enfoncerais-je dans les finances que je redoute ? Sacrifierais-je
mon devoir à mon goût et, mon goût à
mon devoir ?
Décidé à faire passer mon devoir avant tout,
j'allais commencer mes études, quand je m'avisai de jeter
un regard sur l'avenir. Je pesai la fortune que je pouvais espérer
et, la mettant en balance avec mes besoins, je m'assurai que,
pour peu que je fusse heureux au commerce, je pourrais, très
jeune encore, me décharger du joug d'un travail inutile
à mon bonheur. Tu connais mes goûts; tu sais si,
pouvant vivre heureux et tranquille, pour peu que ma fortune
excède mes besoins, tu sais si, pendant les trois quarts
de ma vie, j'irai m'imposer le fardeau d'un ennuyeux travail,
pour posséder, le reste de ma vie, un superflu inutile.
... Te voilà donc bien convaincu que, dès que je
pourrai avoir une certaine aisance, ce qui, j'espère,
sera bientôt, j'abandonne les affaires (6).
Notes
1. Frédéric Bastiat est né à Bayonne,
le 11 messidor an IX (30 juin 1801). Lorsqu'il écrit cette
lettre, il a donc dix-huit ans. Orphelin à l'âge
de dix ans, suite aux disparitions de sa mère, le 27 mai
1808, et de son père le premier juillet 1810, il se voit
confié à son grand-père mais c'est la dévouée
tante Justine qui l'élève.
Envoyé à l'école de Sorèze, Bastiat
interrompt ses études à dix-sept ans pour entrer
dans la maison de commerce de son oncle. De ce défaut
de lauriers, il s'excusera plaisamment un jour, devant ses auditeurs
de la salle Montesquieu, à Bordeaux : «...] Je vous
ai prévenus, je ne suis pas orateur. Je n'ai pas fait
mon cours de rhétorique, et je ne puis même pas
dire comme Lindor
Je ne suis qu'un simple bachelier »
(Discours du 29 septembre 1846, reproduit partiellement dans
le Journal des économistes d'octobre 1846 et dans le tome
II de la deuxième édition des oeuvres complètes
(1862), p.241 - ce discours sera l'objet du volume 176 de notre
édition des oeuvres complètes).
Ce passage à Sorèze éclaire pourtant les
origines littéraires de la vocation de Bastiat. Les écrits
de Bastiat sont prodigues en parallèles entre la création
artistique et littéraire et la création entrepreneuriale
(que le socialisme universitaire a toujours monté l'une
contre l'autre alors qu'elles répondent à la même
métaphysique libérale - il n'est pas de création
sans liberté, il n'est pas de liberté sans propriété
de ses uvres d'où les textes prémonitoires de Bastiat
sur les politiques culturelles (Cf. les Lettres à Lamartine
[volumes 108 et 110]; le discours du 16 décembre 1847
sur la propriété littéraire, prononcé
au cercle de la librairie [volume 260] et le fameux chapitre
IV de Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, intitulé
"Théâtres. Beaux-arts" [volume 406].
Bien que, sous la Restauration, les romantiques aient épousé
la cause légitimiste alors que les libéraux défendaient,
paradoxalement l'héritage classique, nous concevons aujourd'hui
que la défense du libre-échange se nourrit de la
même axiologie que la liberté dans l'art... Les
campagnes de Bastiat auraient-elles rencontré l'écho
que l'on sait sans la vivacité de sa rhétorique
? Voici la synthèse que donne Ronce des dispositions littéraires
de l'élève : « Qu'on ne croie point, toutefois,
qu'en 1818, lorsqu'il prit congé de ses maîtres,
ceux-ci pressentaient en lui le philosophe, l'économiste,
le logicien, le remueur et semeur d'idées qu'il devait
être. Quand il quitta l'école sans avoir obtenu,
d'ailleurs le diplôme de bachelier, il apparaissait plutôt
comme un dilettante des lettres, comme un fervent de la nature,
de la ligne, de la couleur, du beau. c'était véritablement
une âme d'artiste. Il possédait Corneille, Racine
et tous nos classiques. Pour connaître les richesses des
littératures étrangères, pour pouvoir lire
Dante et Cervantès dans leurs textes, il avait appris
l'italien et l'espagnol; la langue de Shakespeare lui était
également familière. Enfin, il s'était essayé,
non sans succès, dans la poésie : et nul n'excellait
comme lui à rendre sur le violoncelle une symphonie de
Mozart ou une sérénade de Haydn.» (P. Ronce,
Frédéric Bastiat, sa vie, son oeuvre, Paris, Guillaumin,
1905, p.13).
2. Bastiat se lia d'amitié avec Victor Calmètes
à l'école de Sorèze. Il se privait des jeux
de son âge pour tenir compagnie à Calmètes
qu'une santé fragile tenait à l'écart des
récréations. Ce dévouement suscitait la
sympathie au point que Bastiat et Calmètes avaient obtenu
l'autorisation de rendre des copies communes signées de
leurs deux noms.
3. Cette inclination ne préfigure-t-elle pas le ressourcement
juridique du libéralisme entrepris par Hayek et Rothbard
?
4. P. Ronce nous apprend que la profession de négociant
était prisée chez les Bastiat depuis le seizième
siècle. Comme le précise Jean-Claude Paul-Dejean
dans sa chronologie ( in Actes du congrès de Bayonne sur
Frédéric Bastiat et le libéralisme), son
grand-père avait fondé une maison de commerce à
laquelle il associa son fils Pierre et son gendre Henri Monclar.
P. Ronce précise qu'« Il expédiait des vins
en Belgique, trafiquait de la laine et du coton avec l'Espagne
et le Portugal et se livrait à des opérations de
banque» (P. Ronce, Op. cit., p.3.).
Sa maison fit faillite en raison notamment des difficultés
suscitées par la campagne napoléonienne en Espagne
(ainsi, bien avant d'avoir élaboré sa théorie
économique, Bastiat a-t-il pu saisir intimement la relation
entre la paix et le libre-échange qu'il développera
notamment dans le chapitre XIX des Harmonies économiques
[volume 455] et dans sa Lettre du 17 août 1850 au président
du congrès de la paix de Francfort [volume 422].
Le 17 septembre 1818 soit, à quelques jours près,
un an avant cette lettre, Frédéric Bastiat, sortant
de Sorèze, entrait dans la maison de commerce de l'ancien
associé de son père, Monsieur Henry de Monclar.
5. A cette époque, Bastiat lit Recherches sur la nature
et les causes de la richesse des nations d'Adam Smith, La Logique
de Destutt de Tracy, le Traité d'économie politique
de Jean-Baptiste Say (voir la note qui est consacrée à
cette lecture dans le deuxième volume des oeuvres complètes,
Lettre à Victor Calmètes du 5 mars 1820). La correspondance
de Bastiat témoigne qu'il eut entre les mains la revue
Le Censeur (1814-1815) rebaptisée Le Censeur européen
(1817-1819) après les Cent Jours. Cette revue diffusa
les idées libérales qui triomphèrent en
1830 (On y trouvait les signatures de Charles Comte, Dunoyer
et Augustin Thierry).
6. Bien que n'obtenant pas les résultats escomptés,
Bastiat n'abandonna cette activité commerciale qu'à
la fin de 1824. A cette date, il songea à se rendre à
Paris, tel le futur Lucien Chardon (Rubempré) des Illusions
perdues de Balzac, pour s'adonner à l'étude solitaire
qui semblait répondre à son ardente vocation. Or,
la maladie de son grand-père différa ce projet.
Bastiat vint s'établir à Mugron où le décès
de son grand-père le plaça à la tête
d'un domaine. Bastiat était désormais agriculteur
et il ne quittera définitivement les affaires qu'en 1831
lorsqu'il sera nommé juge de paix du canton de Mugron.
Ces expériences auront été déterminantes
pour sa compréhension intime des ressorts de la liberté
créatrice, de ces savoirs tacites qui, pour Ludwig von
Mises, sont l'objet de la praxéologie et sans lesquels
l'économie se réduit à une mécanique
ou à une doctrine.
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